Cynthia OZICK: Un Monde vacillant
Ce qui est admirable aussi, c’est le ton polyphonique que, l’air de rien, parvient à produire Cynthia Ozick. Ainsi les histoires se mêlent: au récit de Rose se juxtaposent d’autres récits, celui du passé de Rose d’abord, avant d’entrer dans cette maison, puis de la famille en Europe, à Berlin, des échos de sa fuite périlleuse hors d’Allemagne, l’histoire de James A’Bair et de sa course autour du monde, à fuir ce qu’il est, c’est-à-dire ce qu’avec la célébrité a fait de lui son père, l’auteur des aventures dont, enfant, il fut le héros, l’histoire encore de James et d’Anneliese lorsque le temps sera venu que leur destin se rapproche.
L’auteur multiplie les perspectives de cette façon jamais appuyée qui consiste, par exemple, à commencer un chapitre du point de vue d’un personnage et à l’achever du point de vue d’un autre, comme s’il n’y avait pas de place, dans cet univers romanesque pour l’objectivité, comme si le monde n’était rien d’autre que la juxtaposition des regards que nous portons sur le monde.
Ainsi le monde de Cynthia Ozick est-il un sorte de puzzle dont il faut, une à une, identifier les pièces, un jeu d’apparence dans lequel chacun n’exprime jamais qu’une vérité relative sur l’histoire, un monde peuplé d’exaltés, ivres de radicalité, mais impuissants à faire réussir la représentation du monde pour laquelle ils s’engagent.
Dans cette sorte de roman de formation (la fin est le clin d’œil d’un Balzac new-yorkais), où se mêlent en plus les échos d’auteurs tels que Dostoïevski (voir le thème du parasite), ce morceau de littérature européenne échoué sur le continent américain, mais dont l’humour, lui, est franchement américain, Cynthia Ozick parvient à mettre en perspective avec assurance des réalités ambiguës telles que l’immigration (fondatrice de l’Amérique, mais dont le réfugié, figure tragique, est exclu), l’argent (qui peut être aussi une déchéance), la société démocratique (qui permet tout, mais égalise les conditions et ne reconnaît pas le talent, en particulier celui de l’esprit) et surtout les livres (qui sont à la fois un remède, une consolation, une lunette pour voir le monde, et un enfermement, une drogue, une illusion).