Virginia WOOLF: Les Vagues

Virginia WOOLF: Les Vagues

Ils sont six: Bernard, aspirant écrivain, Susan qui rêve d’une vie simple à la campagne et s’épanouira dans la maternité, Rhoda, marquée par une profonde angoisse, Neville, poète sensible et intellectuel, amoureux de Percival, rongé par la solitude après la mort de ce dernier, en Inde, Jinny, qui profite de son pouvoir de séduction, mais doit affronter aussi le passage du temps, Louis, resté hanté par son sentiment d’infériorité, malgré sa réussite sociale. Six voix. Six voix intérieures. Ils se sont connus dans l’enfance et sont depuis restés amis. De ce presque rien, Virginia Woolf a composé un roman, un des sommets de son oeuvre romanesque et un des chefs d’oeuvre du roman moderne.

Je ne sais pas si il est possible de parler du roman de Virginia Woolf autrement qu’en invitant à le lire. La lecture de ce roman, justement, le plus moderniste de l’autrice, est une telle expérience! Le roman est lui-même composé de deux séries de textes: dix sections où, de l’enfance à la vieillesse, chacun des six amis prend tour à tour la parole pour raconter de l’intérieur son sentiment des événements et de la vie – dix sections entrecoupées de textes plus résolument descriptifs évoquant les différentes phases du soleil, au cours d’une journée, du lever jusqu’au coucher, sur un paysage de campagne battu par les vagues et dominé par des envols d’oiseaux. A la fin, Bernard prend seul la parole, revenant sur leur vie commune, les cycles de leurs vies, et essaie de donner un sens à leurs expériences. L’ensemble résonne comme un vaste poème en prose. A travers cette série de monologues intérieurs, qui suivent la vie de six amis, les moments distincts de leur existence, de l’enfance à la vieillesse, Virginia Woolf trouve à développer à la fois la voix singulière de chacun, leurs sensations, leurs perceptions d’eux-mêmes et de la vie et en même temps à composer une polyphonie où les voix de chacun se mêlent, quelque chose comme une perception commune de l’époque, du temps qui va, nourri d’une multitudes d’inflexions singulières, une rumeur comme nourrie des vagues qui viennent se jeter l’une après l’autre sur le rivage de la vie.

Les Vagues est aussi sans doute de ces livres qu’on relit. Souvent, dans ma lecture j’ai été porté en effet, sans jeu de mot, par une forme de vague, de sentiment indistinct de ce qui m’était raconté. Il m’a fallu en parcourir de nouveaux certains passages pour comprendre par exemple que Rhoda finissait par se suicider, la visite de Bernard à Neville, la profonde solitude de Neville hantée par l’ordre et la beauté. C’est sans doute cela qui donne au roman la réputation d’un livre expérimental particulièrement difficile à lire. En même temps, ce n’est pas rendre justice au plaisir que l’on y prend à se laisser porter par des images d’une rare beauté qui ouvrent régulièrement, au creux d’une page, un scintillement sur des impressions qu’on reconnait, des réflexions qu’on a déjà eu, des moments de sa propre vie. Cet art des résonances, dont les fulgurances se nourrissent d’une paradoxale opacité, est parmi ce que je préfère dans l’écriture de Virginia Woolf. Relire Les Vagues s’est donc sans doute se donner le moyen, comme on le fait pour un poème, de laisser se déployer résonances et correspondances, et d’entrer plus avant encore dans ce qui fait la chair de ce livre.

Bien que les personnages soient liées en effet par des relations d’amitié, qu’ils se retrouvent plusieurs fois ensemble au cours du roman, par exemple pour des repas partagés, des soirées au restaurant, qu’ils pensent régulièrement les uns aux autres, ils éprouvent également un profond sentiment de solitude. La tension entre le besoin de communauté et la solitude existentielle dont chacun nourrit sa singularité est un des motifs les plus notables du roman, de même que celui de la subjectivité de l’expérience humaine, qui lui est lié – des thèmes qu’exploraient déjà les romans antérieurs de Virginia Woolf, mais qui trouvent, en raison du caractère expérimental de l’écriture, à se déployer sous une forme quasiment poétique, tout un réseau de métaphores, de motifs courant à travers le texte, portant les perceptions uniques de chacun des six amis, ou bien se diffusant au contraire d’un discours à l’autre, repris par l’une et l’autre voix. Il y a d’abord bien sûr ce paysage maritime dont l’évocation alterne avec les dix séquences du roman et qui se fait métaphore de notre existence. L’image du naufrage, convoquée à plusieurs moments, par exemple au sortir de l’enfance, lorsque le futur qui s’annonce fait surgir le trouble, le sentiment brisé de la continuité d’être, et qui sera reprise aux différents moments de crise de l’existence. Le leitmotiv de la dame qui écrit et des jardiniers qui ratissent la pelouse. Le leitmotiv de la bête enchaînée qui piaffe sur la plage. Je n’ai pas tout noté, ni même pu tout relever. Je l’ai dit. Lire Les Vagues est à soi seul une expérience qui à la fois déroute nos habitudes de lire, notamment des romans, et en même temps les porte peut-être à un point de perfectionnement rarement rencontré.

“Autrefois, j’avais un biographe, mort de puis longtemps, mais il suivait encore mes pas avec son vieil enthousiasme flatteur il dirait ici: ” A peu près à cette époque Bernard se maria et acheta une maison. … Ses amis observèrent en lui une tendance croissante à s’installer dans la vie domestique. … La naissance d’enfants rendait hautement souhaitable une augmentation de ses revenus.” C’est le style biographique, et il réussit à rapetasser des bouts de tissu déchirés, des bouts de tissu aux bords effilochés. Après tout, on ne peut pas blâmer le style biographique quand on commence ses lettres par “Cher monsieur”, qu’on les finit par fidèlement votre”; on ne peut pas mépriser ces expressions posées comme des voies romaines sur le tumulte de nos vies, car elles nous obligent à marcher au pas en gens civilisés avec l’allure lente et réglée des policemen même si on murmure des absurdités en sourdine en même temps.”

Virginia WOOLF, Les Vagues, traduction Michel Cusin, revue par Adolphe Haberer, Œuvres romanesques, tome 2, Bibliothèque de la Pléiade, p.588

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23 réflexions sur « Virginia WOOLF: Les Vagues »

  1. J’ai lu ton billet en diagonale, non parce qu’il est inintéressant, bien au contraire, mais parce que j’ai l’intention de lire ce titre, Virginia Woolf étant l’auteure que j’ai choisie comme “chouchou” dans le cadre d’une activité consistant à découvrir l’œuvre d’un/e écrivain/e dont on n’avait jusqu’à présent lu qu’un seul titre. J’ai lu Mrs Dalloway il y a plusieurs années, ai récemment découvert Vers le phare avec tout autant de plaisir, et viens de terminer Un lieu à soi.
    Je note de revenir te lire plus en détail après avoir lu Les vagues, ou en cours de lecture, si je me sens perdue !

    1. J’ai essayé de ne pas trop en dire, et mon billet ne devrait pas ecorner le plaisir de la découverte. Si tu as aimé “Vers le phare, tu devrais beaucoup apprécier “Les Vagues”, plus experimental encore, mais un peu dans la même veine. Intéressante en tout cas cette activité autour un/e auteur/trice chouchou. Virginia Woolf est une autrice que j’aime (re)découvrir régulièrement. Si l’idée d’une lecture commune te tente, n’hésite pas à me faire signe. Mes prochains sur ma liste sont “Orlando”, “Flush” et “Les Années”.

      1. Oui, ça me tente ! Je ne sais pas avec quel titre je poursuivrai mais je ne manquerai pas de te faire signe quand le moment sera venu. En revanche, ce ne sera sans doute pas tout de suite, l’activité “auteur/e chouchou se poursuivant jusqu’en juin 2025….

  2. Oh on m’appâte facilement avec Woolf. Récemment j’ai accompagné une blogueuse pour une relecture de Vers le phare.
    Les vagues serait mon préféré (ou alors Entre les actes? ^_^) Faudrait relire pour savoir.
    J’aimerais aussi lire Flush et Les années, lors cela devrait se faire?

    1. Je suis partant pour une LC de l’un des deux. Mais plutôt à l’automne. Parce que pour l’instant, ma liste est saturée.

      1. Je viens de me noter Flush pour fin janvier 2025 (!) : il rentre dans le cadre du thème proposé par Moka et Fanny autour des classiques…

        1. Oui, on en reparle. On a noté un rendez-vous avec Ingannmic pour fin janvier 2025. Tu pourras toujours te joindre à nous si tu le souhaites.

  3. C’est un titre que je souhaite absolument découvrir bien que me lancer dans un Woolf m’effraie toujours un peu. Merci pour ta participation !

    1. Ce n’est sans doute pas le plus facile
      Mais après Mrs Dalloway et Vers le phare, c’est le titre à aborder. Et après quelques dizaines de pages d’une lecture déroutante, cela passe très bien, je trouve. On découvre une autre façon de lire, de découvrir une histoire.
      Merci en tout cas encore une fois à toi pour ce rendez-vous mensuel, auquel je ne participe pas, hélas, assez souvent, mais qui est toujours l’occasion de belles lectures et découvertes.

  4. J’avais beaucoup aimé cette lecture. Il faut se concentrer mais on se laisse porter par les mots. Climat ensoleillé et de menace, tout se mêle.

    1. Je te conseille d’essayer. La lecture en est un peu déroutante au début. Mais il y a jusque dans les obscurités du texte quelque chose qui finit par porter ta lecture. Ça vaut le coup d’essayer.

    1. Quelle chance, il t’en reste plein a découvrir! Mrs Dalloway peut être une bonne introduction à la manière romanesque de Virginia Woolf. Ou le plus classique Nuit et Jour, antérieur aux expérimentations formelles, mais que j’ai beaucoup aimé aussi. Bonnes lectures! 😉

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