PLATON: Phèdre
Convié par Phèdre à écouter le discours paradoxal que Lysias a donné sur l’amour, Socrate a suivi le jeune homme à la campagne, jusqu’en un lieu idyllique habité par les dieux. L’ombre d’un platane et d’un gattilier en fleurs, le chant des cigales, le doux murmure d’une source définissent le cadre merveilleux du dialogue. Sous la conduite d’un Socrate plus exubérant que jamais, commence alors entre les deux hommes un échange dont l’enjeu explicite est l’amour et la puissance du discours.
Le Phèdre est sans doute le plus littéraire des dialogues de Platon. Nulle part peut-être mieux que dans ce dialogue on ne trouve Platon habile à jouer avec les formes de la culture traditionnelle de son temps: discours, mythes, formules rituelles sont reprises et retournées contre elles-mêmes. Devant un Phèdre qui s’interroge quant à la véracité des histoires mettant en scène les dieux, Socrate riposte par une véritable inflation de mythes: mythe de l’âme comparée à un cocher conduisant ses chevaux, mythe de la réminiscence, mythe des cigales, mythe de l’invention de l’écriture. Au discours de Lysias que Phèdre présente comme un modèle accompli d’art oratoire, Socrate riposte par deux discours, tout autant accomplis sur le plan de la rhétorique, mais qui sont guidés par un tout autre désir.
C’est la question de la nature de ce désir, qui fait l’unité du dialogue. A ceux qui parlent sur l’amour, Socrate oppose des discours qui sont inspirés par l’amour, Eros, le dieu philosophe, dont l’élan demande à être réinterprété comme une manifestation première de notre aspiration à la vérité. La critique de la rhétorique, dont le dialogue se livre à un véritable démontage, y compris dans ses procédés techniques, est à comprendre en lien avec le risque d’un oubli de la vérité, c’est-à-dire de cet élan qui en nous rendant digne de nous-mêmes nous hausse jusqu’à l’intelligible: on ne peut connaître l’âme sans connaître l’univers; les beautés terrestres sont des représentations de la Beauté universelle et de la Vérité; l’intelligence est cette part divine en l’homme qui le rend capable, comme les dieux, du bien et de la vérité. Amour de la vérité, la philosophie est, plus qu’un mode de connaissance ou une méthode du savoir, l’invention d’un mode de vie. Mais c’est une discipline précaire. Il tient à peu de choses de rester sourd aux sollicitations de l’amour. Et les conditions de la vérité consistent, comme un dieu, dans cet élan dont on ne peut percevoir la présence que par ses effets sur nous.
Platon, Phèdre. Traduction et présentation par Luc Brisson. Suivi de: « La pharmacie de Platon » par Jacques Derrida. Paris. Flammarion. GF. 2006