Dennis LEHANE: Un dernier verre avant la guerre
Patrick Kenzie et Angela Gennaro sont deux anciens amis d’enfance qui occupent dans le clocher d’une église de Boston un bureau où ils ont installé leur affaire de détectives privés. Un jour, ils se voient confier par deux sénateurs un de ces cas intéressants dont raffole ntdes détectives qui ont le goût du gain et ne se posent pas trop de questions: retrouver, moyennant une bonne rétribution, une femme de ménage noire qui a disparu en emportant des documents confidentiels. Ce n’est, bien sûr, que le début de l’affaire, qui prend une toute autre ampleur lorsque, la femme de ménage retrouvée, Patrick et Angela en viennent à s’interroger sur la nature des documents subtilisés, la réalité de l’affaire qui leur a été confiée, et les relations qui peuvent lier deux chefs de gangs en lutte, une femme de ménage noire, et un politicien réputé…
Au travers d’une histoire policière aussi classique que glauque, Dennis Lehane signe dans ce premier volume de la série mettant en scène Patrick Kenzie et Angela Gennaro, qui est aussi son premier roman, un saisissant portrait d’une société au bord de la rupture. Dans une ambiance de guerre des gangs, des haines familiales et de haine raciale, Patrick et Angela promènent leur histoire qui est aussi celle de personnages brutalisés par le réel. Des personnages pris dans le cours de leur vie, avec leur passions communes, leurs ressentiments, leurs souvenirs qui ne parviennent pas à passer: l’image du « héros », le pompier Kenzie, père de Patrick, qui sauva des flammes deux enfants est le leitmotiv malsain, un rien fangeux du roman, Patrick portant sur son corps les traces de la brutalité de son père, une violence d’autant plus difficile à accepter qu’elle est le fait d’un « héros ». D’intéressantes analogies donnent aussi au récit cette richesse, assez rare, en tout cas à ce niveau de maîtrise, dans un roman policier, qui constitue le fond du roman: écho de la relation de Patrick et son père, de celle de Marion Socia et de son fils Gérôme, les deux chefs de gangs en lutte sur fond de haine familiale, de celle encore d’Angela et de Philip, son mari, qui la bat, sans doute aussi de l’Amérique avec elle-même.
Un grand polar donc. Un polar nihiliste, et c’est sans doute, de mon point de vue du moins, sa principale limite. Car si le fin mot de l’affaire est dégoûtant à souhait, et permet d’établir entre le monde « respectable » des politiciens et la fange crapuleuse des gangs ce type de lien qu’on découvre en grandissant, comme au narrateur de La Recherche apparaissait finalement la proximité du côté de chez Swann et du côté de Guermantes, je reste toujours un peu dubitatif devant ce type de procédés, dont abuse, à mon avis, le roman noir: faute de pouvoir tenir un discours politique, de dénoncer des tentatives de spoliation ou des intérêts, on accuse les moeurs du personnel politique. Comme s’il n’y avait que les crapules qui commettent le mal. Comme si le mal, le pire, le plus effrayant n’était pas plutôt celui qu’on commet de bonne foi et dans l’illusion de bien agir. Il y a une sorte de candeur nihiliste, d’immaturité morale et politique, dont le roman de Lehane est le symptôme, qui me dérange toujours un peu dans ce type de récit, et qui, pour le moins, interroge la relation que nous entretenons avec ce genre d’histoire et notre plaisir de les lire.
Dennis Lehane, Un dernier verre avant la guerre. Paris. Payot et Rivages. 1999. Rivages/noir. 2001.