Roubaix, une lumière (Arnaud Desplechin)

Roubaix, une lumière (Arnaud Desplechin)

Roubaix, une nuit de Noël. Le commissaire Daoud sillonne la ville qui l’a vu grandir. La routine : des voitures brûlées et des altercations. Au commissariat, vient d’arriver Louis Coterelle, fraîchement diplômé. Daoud et Louis vont faire face au meurtre d’une vieille dame. Deux jeunes femmes sont interrogées, Claude et Marie. Des voisines démunies, toxicomanes, alcooliques et amantes.

Dire que j’ai failli passer à côté de ce film qui concentre pourtant tout ce que j’aime au cinéma! Un grand film social, le portrait d’une ville, une interrogation presque religieuse sur le mystère du charnel, du visible et la quête presque impossible de la vérité d’autrui, et un mélange si subtil des différentes façons possibles de tenir une caméra et de faire s’animer des personnages dedans et hors du cadre.

Dans le film d’Arnaud Desplechin il y a plusieurs films en effet, mais qui tous tiennent ou tournent autour de ce centre unique, la représentation d’une ville, la vie d’un commissariat de police, Roubaix. Roubaix, une lumière est donc d’abord comme son titre l’indique justement un très beau film sur la lumière, cette lumière particulière des villes du Nord, presque électrique, quelque chose d’une peinture hollandaise, mais des pauvres, ou des photographies d’Harry Gruyaert, des intérieurs, des vues de la ville, dont le passé industriel colore la cité, jusque dans son délabrement, de tons quasiment fantastiques. Le talent de Desplechin est de jouer subtilement du contrepoint de cette vision esthétisante, stylisée avec des images quasiment télévisuelles, ou la technique documentaire de la caméra portée. On pourrait voir d’ailleurs le film de Desplechin comme cela: un magnifique film d’images jouant de tous les registres de l’image filmique. Ce qui est poser magistralement la question de la vérité au cinéma. C’est d’ailleurs très sensible dans la mise en scène de Desplechin, cet usage notamment qu’il fait du zoom chaque fois que l’image tire du côté des effets de réalité, comme pour mieux souligner que ce que le spectateur voit est une représentation, une oeuvre de cinéma, une fiction.

Cette question est centrale bien sûr dans un film policier tel que Roubaix, une lumière qui nourrit en plus une visée documentaire. Le film est tiré d’un fait divers qui s’est passé à Roubaix en 2002. À l’époque un documentaire avait été tourné dans les lieux, dans le commissariat même au moment de l’aveu des deux meurtrières. De ce documentaire, “Roubaix, commissariat central”, Desplechin a tiré un film de fiction. Vérité ou fiction? Où chercher le réel au cinéma? La fiction n’est-elle pas plus vraie que le vrai dans la mesure où elle donne en plus au spectateur la possibilité de s’identifier aux personnages, comme le rappelle l’adresse initiale du film?

Comprendre l’autre en s’identifiant à lui, de son point de vue, de l’intérieur, telle est justement la méthode du commissaire Daoud, “enfant” de Roubaix venu du bled à 7 ans, qui campe une sorte de figure angélique et pleine de compassion, planant au-dessus de la ville comme l’ange Damiel, des Ailes du désir, autre grand film de ville et de lumière, à l’écoute des “ âmes mortes” de ses contemporains. Un être de fiction donc, capable de percevoir la vérité de façon quasiment surnaturelle. Au centre du film il y a ce mystère de la rencontre avec l’autre, avec la vérité de l’autre, qui relève toujours un peu du sacré. Le motif religieux traverse d’ailleurs le film de Desplechin. Et si le film s’enracine dans le documentaire et l’enquête sociale, il se nourrit aussi à la source des conventions du roman policier (un flic solitaire et mystérieux aux méthodes peu conventionnelles traitant comme il peut ses blessures – ce neveu en prison dont nous ne sauront rien de plus, trainant sa mélancolie, quand il n’est pas en service, à quelque activité dont nous ne sauront pas non plus la raison – l’amour des courses de chevaux, mais qui sert ici à une belle réflexion autour de la question de la filiation, autre motif du film qui décidément, l’air de rien, arrive à en brasser beaucoup!).

Il y a plusieurs moments dans le film de Desplechin, remarquablement construit de ce point de vue là: une première partie presque documentaire qui donne à toucher la misère sociale à travers la vie d’un commissariat, dans l’esprit du police procedural, sous-genre du roman policier, dont le chef-d’oeuvre est sans doute 87e district d’Ed McBain (mais quoi de plus conventionnel, cependant, que ce genre, qui donne à travers ce qu’il faut bien appeler des codes narratifs l’illusion de la réalité policière?); une deuxième partie, magistrale, qui tourne autour de l’interrogatoire et de l’aveu des deux jeunes femmes (mélange de douceur et de violence, presque shakespearien, jusque dans les brusques changement de tons, ou de registres, dont usent des policiers se répartissant les rôles, pour aider à faire accoucher les deux femmes d’une vérité qu’elles ont en commun – scène théâtralisée, donc, mais de la vie réelle cette fois, policière, qui pose de nouveau la question de la vérité au cinéma, face à ces deux jeunes femmes, justement, qui ont tant de mal à accoucher d’une vérité, qu’elles dissimulent derrière des demi-fictions que les policiers n’auront de cesse de faire tomber). Quand on est misérable, ou qu’on se sent misérable, on s’invente des histoires. Telle est la belle leçon de ce film. Et l’aveu n’est pas seulement question de procédure policière, mais de possibilité pour chacun à se réconcilier avec sa vérité. Il y a une vertu apaisante, soulageante de la vérité, dont la quête, quasiment mystique, semble être la véritable religion du commissaire Daoud. Non pour faire avouer l’autre d’une intimité qu’il ne voudrait pas avouer, ni le confronter à sa propre misère, ou le contraindre à une confession qui serait une sorte de viol de l’âme (cette question du viol traverse d’ailleurs aussi le film), mais comme la seule condition pour faire renaître l’humain derrière les craintes et les fictions que nous nous forgeons – je pense à cette scène sublime, au moment de la reconstitution du crime, où les versions des deux jeunes femmes finissent par s’accorder, du moins sur le déroulement du crime, sinon sur ses intentions, dans un geste, mimant la mort qu’on donne, qui est un geste d’amour: leurs deux mains se rejoignent et s’étreignent sous l’oreiller.

Bon! Je pourrais continuer je crois à en parler pendant des pages et des pages! J’ai encore en tête plein d’autres choses à en dire. Et notamment sur cette façon si belle, si compassionnelle, que Desplechin a trouvé de parler, de montrer la misère sociale, en évitant le piège qui est celui du cinéma: le face à face, le spectacle. Jamais dans ce film nous ne regardons la misère comme un spectacle. Desplechin, caméra à l’épaule, réussit ce pas de côté magistral, dont son personnage de commissaire est l’incarnation, du côté de la fiction. C’est pour cela que je tiens le film de Desplechin pour un des grands film de l’année. C’est un réalisateur que j’aime beaucoup d’ailleurs, mais qui me semble là être parvenu à une maturité artistique bien supérieure à tous ses précédents films. A voir donc, absolument. Et à revoir sans doute.

6 réflexions sur « Roubaix, une lumière (Arnaud Desplechin) »

  1. Quel beau billet, tu parles très bien de ce film et tu es convaincant. Décidément, tu me décides à retourner au cinéma ( alors que je ne me précipitais pas, je me perds actuellement dans la programmation du Festival Lumière de Lyon ). Je n’avais pas retenu ce film, non pas pour la ville, mais plutôt pour l’atmosphère que je craignais trop ” glauque “.

    1. J’hésitais à ajouter cette rubrique. Mais ce que tu dis prouve que j’ai bien fait finalement. Je te souhaite de belles découvertes cinématographiques!

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