Bertolt BRECHT: La Vie de Galilée

Bertolt BRECHT: La Vie de Galilée

“On avait toujours dit que les astres étaient fixés sur une voûte de cristal pour qu’ils ne puissent pas tomber. Maintenant nous avons pris courage et nous les laissons en suspens dans l’espace, sans soutien, et ils gagnent le large comme nos bateaux, sans soutien, au grand large. Et la terre roule joyeusement autour du soleil, et les poissonnières, les marchands, les princes, les cardinaux et même le pape roulent avec elle.” (4e de couverture)

Avec Maryline, nous avions prévu pour aujourd’hui une lecture commune d’une pièce de Bertolt Brecht. Et c’est avec un très grand plaisir que je me suis replongé dans cette Vie de Galilée, lue déjà une première fois il y a de nombreuses années. Rédigée pendant l’exil de Brecht au Danemark, entre 1938 et 1939, la pièce a connu deux autres versions en 1945, puis en 1954. C’est dire la place qu’elle occupe dans l’oeuvre du dramaturge. En quinze tableaux, Brecht y brosse le portrait de Galilée et raconte le conflit de la science et du pouvoir. Il est certain que Brecht y a projeté beaucoup de lui-même. La position du savant pourrait être aussi celle de l’écrivain. Et peu importe que le pouvoir contre lequel se heurte Galilée soit d’essence théocratique. La vraie question pour Brecht est celle du pouvoir qui vise au maintien d’un ordre inamovible, et celle tout aussi importante, qui en est la suite, des conséquences sociales des grandes avancées scientifiques.

Grand savant et bon vivant, le Galilée de Brecht est gourmand de tout, de bons vins de Sicile et de grandes découvertes. Il y a chez le savant toscan tel que le restitue le dramaturge allemand quelque chose de terrien, de solidement ancré dans la matière et dans l’enthousiasme d’un temps de grandes découvertes. Pour sûr, la prose du Galilée de Brecht est gourmande, et c’est l’un des premiers plaisirs de lecture de la pièce. Chez Brecht, Galilée est une sorte d’Aufklärer avant l’heure, contestant les superstitions au nom de la science, confiant dans les pouvoirs de la raison, dans l’intelligence humaine, ce commun bon sens, la chose la mieux partagée du monde, comme écrit Descartes dans les mêmes années, ou anticipant certains des personnages du théâtre de Lessing.

Gardons-nous cependant de toute héroïsation du personnage de Galilée, comme aimerait le faire une histoire complaisante à réduire les grands bouleversements à quelques figures magnifiques. D’abord parce que Galilée n’est pas un héros. Trop terrien, trop physique, peut-être trop apte à jouir ou trop craintif de souffrir, il capitule lorsque le tribunal de l’Inquisition lui montre les instruments de torture et, renonçant à incarner cette figure de martyr de la science que ses partisans attendraient de lui, il se rétracte. Comment comprendre la rétractation de Galilée? Comme une faiblesse sans doute. Mais dont la leçon positive est aussi tirée par Brecht. Car en se refusant d’incarner ce rôle de saint laïque dont certains auraient voulu pouvoir dresser la figure comme un nouvel étendard, le physicien montre aussi une autre voie: celle de la science. Le progrès scientifique peut être le moteur de transformations sociales. Une vérité bien comprise par l’Eglise. C’est moins en effet par hostilité à ses théories physiques, que parce qu’elle y voit le début d’une contestation de toutes les autorités, dont celle de l’Eglise, que l’Inquisition finit par réduire Galilée au silence. Et le dernier message de Galilée à Andrea, son ancien élève, qui lui rend visite dans son lieu de détention, repartant avec, dissimulé dans son manteau, le manuscrit des Discorsi que le physicien a rédigé en cachette, vaut comme une mise en garde à l’égard de tous ceux parmi les savants qui n’oseraient pas poser la question de la destination sociale de la science:

“A mes heures de loisir, et j’en ai beaucoup, j’ai considéré mon cas et je me suis demandé de quelle manière la communauté des hommes de science, dont je m’exclus moi-même, aura à le juger. Même un marchand de laine doit, en dehors d’acheter bon marché et de vendre cher, se préoccuper encore de ce que le négoce de la laine se fasse sans entraves. La perpétuation de la science me semble à cet égard requérir une vaillance particulière. Elle fait le négoce du savoir issu du doute. Procurant du savoir sur tout pour tous, elle aspire à faire de tous des hommes de doute. Or la plus grande partie de la population est tenue par ses princes, ses propriétaires terriens et son clergé, dans un brouillard nacré de superstitions et de vieux dictons qui couvre leurs machinations. La misère de la multitude est vieille comme la montagne et du haut de la chaire, celle de l’église ou celle de l’université, on la déclare indestructible comme la montagne. Notre nouvel art du doute a ravi le grand public. Il nous a arraché le télescope des mains et l’a braqué sur ses tourmenteurs. Ces hommes égoïstes et violents qui avaient profité avidement des fruits de la science ont senti en même temps l’œil froid de la science braqué sur une misère millénaire mais artificielle, qu’on pouvait très clairement supprimer en les supprimant eux. Ils nous inondaient de menaces et de tentatives de corruptions, irrésistibles pour les âmes faibles. Mais pouvons-nous nous refuser à la foule et rester tout de même hommes de science? Les mouvements des corps célestes sont devenus plus prévisibles; mais toujours incalculables pour les peuples sont les mouvements de leurs souverains. Le combat pour rendre le ciel mesurable est gagné à cause du doute ; à cause de la foi, le combat de la ménagère romaine pour son lait sera encore et toujours perdu. La science, Sarti, a à voir avec ces deux combats. Une humanité trébuchante dans ce brouillard nacré de superstitions et de vieux dictons millénaires, trop ignorante pour déployer pleinement ses propres forces, ne sera pas capable de déployer les forces de la nature que vous dévoilez. Pour quoi travaillez-vous ? Moi je soutiens que le seul but de la science consiste à soulager les peines de l’existence humaine. Quand des hommes de science intimidés par des hommes de pouvoir égoïstes se contentent d’amasser le savoir pour le savoir, la science peut s’en trouver mutilée, et vos nouvelles machines pourraient ne signifier que des tourments nouveaux. Vous découvrirez peut-être avec le temps tout ce qu’on peut découvrir, et votre progrès cependant ne sera qu’une progression, qui vous éloignera de l’humanité. L’abîme entre elle et vous pourrait un jour devenir si grand qu’à votre cri de joie devant quelque nouvelle conquête pourrait répondre un cri d’horreur universel. Moi, en tant qu’homme de science, j’avais une possibilité unique. De mon temps l’astronomie atteignait les places publiques. Dans ces conditions tout à fait particulières, la fermeté d’un homme aurait pu provoquer de grands ébranlements. Si j’avais résisté, les physiciens auraient pu développer quelque chose comme le serment d’Hippocrate des médecins, la promesse d’utiliser leur science uniquement pour le bien de l’humanité ! Au point où en sont les choses, le mieux que l’on puisse espérer est une lignée de nains inventifs qui loueront leurs services à n’importe quelle cause. J’ai en outre acquis la conviction, Sarti, que je n’ai jamais été vraiment en danger. Quelques années durant, j’ai même été aussi fort que les autorités et j’ai livré mon savoir aux puissants pour qu’ils en usent, n’en usent pas ou en abusent tout comme cela servait leurs intérêts.”

Bertolt Brecht, La Vie de Galilée, traduction Eloi Recoing, L’Arche, 1990, pp.130-131

Billet publié dans le cadre des Feuilles allemandes 2023, une rencontre initiée par Eva et Livr’escapades

Lecture Commune: une pièce de Brecht

Patrice a lu Grand-peur et misère du IIIe Reich

6 réflexions sur « Bertolt BRECHT: La Vie de Galilée »

  1. Merci pour cette participation et pour cette idée de lecture commune (qui aurait gagné à être plus suivie car je trouve que l’auteur et les oeuvres le méritent). Cela me donne envie d’en lire davantage sur la vie de Galilée. Finalement, il y a un parallèle entre ce livre et celui que j’ai lu, car ils mettent en exergue le poids de l’obscurantisme.

    1. Celui que tu as lu me dis aussi beaucoup. On pourra éventuellement tenter une autre lecture commune consacrée à Brecht un de ces jours, qui aura peut-être, qui sait, davantage de succès.

  2. Je te présente mes excuses pour mon absence, qui va se prolonger. Merci pour cette belle lecture. Tu me rappelles un souvenir fort : j’ai vu cette piece sur scène, elle m’avait impressionnée.

    1. Il n’y a pas de problème. D’ailleurs j’ai beaucoup aimé cette lecture de Brecht. J’espère pouvoir te relire le plus vite possible.

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