GOETHE: Gœtz de Berlichingen

GOETHE: Gœtz de Berlichingen

Alors que la Réforme couve, l’Empire allemand est fragmenté. Sous couvert d’un Empereur sans grand pouvoir, Les Princes et les Evêques poursuivent leurs ambitions personnelles. La société est divisée entre des intérêts antagonistes. Et le petit peuple souffre des lois qui lui sont imposées. En conflit avec l’évêque de Bamberg qui détient un de ses serviteurs, Gœtz de Berlichingen, un chevalier pilleur et querelleur qui ne reconnait que l’autorité de l’Empereur, parvient à capturer Weislingen, un ami d’enfance au service de l’évêque, qu’il persuade de changer de camp. Pour sceller l’alliance de loyauté nouvellement conclue, Weislingen se fiance avec Marie, la sœur de Berlichingen, dont il est tombé amoureux au cours de sa captivité au château de Jagsthausen. La réaction de Bamberg ne tarde pas à arriver et Liebetraut, un courtisan faisant fonction de bouffon de l’évêque, est envoyé persuader Weislingen de retourner à Bamberg…

Cela faisait un moment que j’avais envie de me plonger dans le théâtre de Goethe – à vrai dire depuis un séjour en 2018, à Weimar, et l’acquisition qui a suivi du beau volume de la Pléiade du Théâtre complet (au vrai, un cadeau qu’on m’a fait), envie vite recouverte par la pression de nombre d’autres lectures. La tentation a resurgi cet été, où j’ai tourné un moment autour du roman de Goethe, Wilhelm Meister, qui se déroule justement dans les milieux du théâtre, projet de lecture repoussé lui aussi devant d’autres lectures, notamment celle des romans des frères Mann (ici et bientôt ici). Lorenzaccio de Musset, relu récemment, m’a finalement ramené à Goethe, et notamment à Gœtz de Berlichingen, dont c’est une des inspirations. Et franchement, je me demande pourquoi je n’ai pas commencé plus tôt à découvrir – au-delà de Faust, qui est un peu comme l’arbre majestueux qui cache la forêt – l’oeuvre théâtrale de Goethe.

D’une ampleur dramaturgique inédite alors dans le théâtre allemand, reposant sur l’abolition radicale des règles d’unité du théâtre classique, Gœtz est l’oeuvre d’un tout jeune écrivain de 24 ans, déjà sûr de son art – maîtrise qui lui apporta immédiatement la renommée en Allemagne. La précocité de l’écrivain frappe quand on considère qu’un an plus tard à peine, c’est l’Europe entière qui découvrira avec enthousiasme son Werther, au prix, il est vrai, d’une épidémie de suicides qui désola l’écrivain. Je ne suis pas sûr qu’un roman puisse encore faire un tel effet aujourd’hui !

Caractéristique de la période dite du Sturm-und-Drang – une sorte de pré-romantisme allemand auquel Goethe, dans sa jeunesse, donna quelques grandes œuvres aux côtés de Herder (le théoricien du groupe), Lenz (Le Précepteur -1774-, Le Soldat – 1776) et bientôt Schiller (Les brigands – 1782). Gœtz est inspiré d’un personnage historique : le chevalier Gœtz de Berlichingen, né en Franconie à la fin du 15e siècle, surnommé le « chevalier à la main de fer » (c’est le sous-titre du drame) pour avoir perdu sa main droite au combat, remplacée par une main de fer. Goethe découvre les mémoires du chevalier, alors qu’il étudie à Strasbourg, fasciné alors par la cathédrale. Se détournant des modèles français (et ignorant au passage ce que la cathédrale de Strasbourg doit à la France, à cet art gothique qui justement est peut-être, avec l’impressionisme, plus tard, le seul art que la France n’ait pas acclimaté d’une inspiration étrangère!), Goethe rédige un essai important de la période SturmundDrang : De l’architecture allemande, et ses regards se tournent vers le Moyen-Âge impérial et la Réforme.

Gœtz va incarner dans l’esprit de Goethe (avec Faust, dont la première version date des mêmes années) le héros idéal : homme libre, lié par son seul serment à l’empereur, vaillant et droit, luttant contre les tyrannies locales, fort en gueule et loyal – voilà les qualités qui faisaient à la fois de Gœtz une incarnation du génie national et un personnage digne des héros de Shakespeare.

Gœtz de Berlichingen fut, justement, dans l’esprit de Goethe, inspiré du modèle du drame shakespearien. Venues de la lecture du théâtre de Shakespeare, la multitude de tableaux, la multiplication des intrigues, l’alternance des lieux, des plus élevés socialement aux environnements les plus populaires, l’inflation du nombre de personnages, l’irruption du peuple au sein de l’action historique non seulement comme spectateur, mais aussi comme acteur, sont passées ensuite chez bien des écrivains romantiques inspirés par la première manière du dramaturge allemand. Mais plus encore que cela, deux motifs m’ont frappé à la lecture de la pièce, dont je peine à parler autrement ici – il faut la lire ! Ou la voir ! Le thème du masque, de la flatterie, des fausses renommées, de l’auto-illusion qui parcourt de bout en bout maintes répliques du drame fait dejà le terreau où poussera des décennies plus tard le Lorenzaccio de Musset, visiblement inspiré par Goethe.

« En voilà assez sur ce sujet. Je suis l’ennemi juré des explications. On se trompe soi-même ou on trompe l’autre, et le plus souvent tous les deux. » (Gœtz, Acte I)

« Les lacunes de nos généalogies, à la bonne heure ! Cela vaudrait la peine, depuis que nous faisons servir les vertus de nos ancêtres et leurs portraits à couvrir la nudité de nos caractères et celle de nos murs. » (Liebetraut, Acte II)

« Moi, je saisis le moment où il tâchait de rentrer en lui-même pour y voir clair, trop absorbé pour être sur ses gardes, et lui jetai autour du cou une corde composée de trois fils bien forts : femmes, faveur du prince et flatterie. C’est ainsi que je l’ai traîné jusqu’ici.» (Liebetraut, Acte II)

« Je me rappellerai toute ma vie la chasse que donna le landgrave de Hanau, et le festin auquel s’assirent en plein air les princes et les seigneurs qui en étaient, et le concours de peuple qui se fit pour le voir. Ce n’était point une mascarade arrangée pour sa propre gloire ; mais ces têtes rondes des jeunes garçons et des jeunes filles, toutes ces joues rouges, et ces hommes de bonne mine, ces beaux vieillards à cheveux blancs, et la joie peinte sur tous les visages ! » (Gœtz, Acte III)

De même, j’ai trouvé intéressant d’apprendre, à la lecture d’une notice sur l’écrivain, que Walter Scott avait traduit Gœtz, le drame de Goethe annonçant en effet une vision de l’Histoire qui traversera plusieurs des chefs d’oeuvre du romancier écossais, au premier rang desquels Rob-Roy : la fin des temps romanesques, condamnés à s’effacer dans une sorte de baroud d’honneur, devant la naissance de la politique moderne, avec sa rationalité nouvelle et son goût de l’ordre pacificateur, favorable au développement du commerce, mais conquis au prix de la liberté et de la fin d’un système de valeurs fondé sur le respect de la parole donnée.

« Fermez vos cœurs avec plus de soin que vos portes : les temps de la perfidie approchent ; la carrière leur est ouverte. Ils règneront par la ruse, les misérables ! Le cœur noble sera pris dans leurs filets. » (Gœtz, Acte V)

Ces deux seules références suffisent à illustrer l’importance du drame de Goethe, sa nouveauté. Et on pourrait en proposer bien d’autres, à la fois pour l’histoire du drame allemand et pour celle de la littérature européenne tout court. Du coup, je m’étonne que la pièce ne soit quasiment jamais jouée en France (d’ailleurs, que joue-t-on de Goethe en France, à part son Faust ?), même si le personnage de Goetz a continué à influencer le théâtre français jusqu’au 20e siècle (par exemple avec la réécriture de Sartre : Le Diable et le Bon Dieu).

Avec Gœtz, Goethe invente en effet le drame historique allemand, porté par la théâtralisation des grandes forces à l’oeuvre dans l’Histoire (la fin de l’âge de la chevalerie, la révolte du peuple écrasé dans le véritable massacre qui met un terme, au début du 16è siècle, à la Guerre des paysans) et la peinture des différents milieux sociaux (de la cour d’un évèque à la table d’une auberge, du château familial de Gœtz à la ville où on le tient prisonnier, du champ de bataille – magnifique acte III!- au cachot et au jardin de la prison où il meurt).

Moins historien que porté par une vision sociale et politique éprise de liberté et de sincérité, Goethe met en scène la lutte d’un homme intègre contre une société corrompue. Loyauté et déloyauté sont les qualités entre lesquelles se partagent en effet les personnages. Du côté de la déloyauté, Weislingen, ancien compagnon de Goetz et un temps fiancé à Marie, sa sœur, est le produit typique d’une société qui abandonne les anciennes vertus chevaleresques au profit de la « misérable vie de cour ». Entre les mains d’Adélaïde, jeune femme aussi belle que manipulatrice, il est une sorte de pantin et l’instrument de ses intrigues… jusqu’à ce que celle-ci décide de se séparer de lui en le faisant assassiner. Face à eux, Georges, Lerse, ainsi que les beaux personnages féminins de Marie et d’Elisabeth (sœur et femme de Gœtz) incarnent les expressions diverses du courage et de la loyauté.

Enfin, le drame n’est pas moins réussi grâce à l’usage que Goethe fait du langage, restituant la langue de chaque milieu, au travers d’une multiplicités de tableaux, d’où finit par émerger l’image d’une société en tensions et en effervescence.

Je reviens donc, avec le drame de Goethe, à l’écriture de ce carnet de lectures, délaissé depuis le début de l’été! Un été conscré à quelques belles découvertes, dont j’aimerais bien reparler ici. J’essaierai dans les semaines qui suivent de mettre à jour tous mes billets. Mais la précipitation à lire et à découvrir de nouveaux livres prend souvent le pas chez moi sur le plaisir d’écrire et d’en rendre compte. Ceux qui suivent ce blog le savent bien, hélas. 😉 Affaire à suivre donc…

2 réflexions sur « GOETHE: Gœtz de Berlichingen »

    1. Oui, c’est incompréhensible que les œuvres de Goethe soient si peu accessibles. D’autant que la lecture de cet auteur est très abordable (je suis fan, il faut dire).

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