Donna LEON: Mort à la Fenice (Brunetti, 01)
A Venise, à l’opéra de La Fenice, alors que tout le public attend, après l’entracte, la reprise de La Traviata, le chef d’orchestre Helmut Wellauer est retrouvé mort dans sa loge. L’odeur d’amande douce et sa tasse de café renversée ne laissent pas de doute: le grand chef d’orchestre allemand a été empoisonné au cyanure. Qui a pu vouloir assassiner Wellauer, immense chef d’orchestre allemand, peut-être le dernier monstre sacré, connu pour son exigence musicale extrême? Dépêché sur les lieux, le commissaire Brunetti, de la police de Venise, ne va pas tarder à plonger dans l’envers du décor et révéler les secrets et les ambiguïtés d’un homme dont la rigueur morale et musicale cache peut-être un tout autre personnage…
Une galerie de personnes ayant toutes plus ou moins intérêt à voir disparaître le grand homme, des passions, des rancœurs, parfois vieilles de plusieurs décennies, une enquête conduite au gré d’interrogatoires qui, s’ils ne font pas toujours progresser l’enquête, font avancer en revanche le lecteur dans la révélation des turpitudes d’une société et traverser plusieurs milieux, des histoires singulières périphériques, au centre de cela un commissaire bon vivant, heureux en ménage, aimant la bonne chère et le bon vin, et surtout sa ville de Venise où nous le suivons à déambuler au cours de son enquête – tous les ingrédients réunis par Donna Leon pour cette première Enquête du commissaire Brunetti font de cette ouverture un roman policier somme toute assez classique. Quelque chose dans le goût d’un Agatha Christie vénitien, l’excentricité de Poirot en moins, le charme de Venise en plus. J’avais commencé la série il y a de nombreuses années, piochant au hasard deux ou trois titres. Et pour cette raison, je crois, je n’avais été que moyennement convaincu par ma lecture. Un récent séjour à Venise – un de plus si je puis dire et dont les lectures envahissent depuis quelques semaines ce carnet de lectures – a été l’occasion au retour de me plonger de nouveau dans cette série, histoire de faire durer un peu plus les impressions collectionnées là-bas. Et je dois dire qu’après des années, j’ai fini par goûter ces histoires policières, peut-être sans grande ambition, en tout cas à ce stade de la série, mais qui savent saisir quelque chose de l’ambiance d’une ville.
Les ressorts de l’histoire ne sont eux-mêmes pas très originaux: Wellauer a un passé nazi, son extrême rigueur morale dissimule des comportements déviants. Son puritanisme affiché est l’occasion aussi pour Donna Leon d’aborder le sujet de l’homosexualité en particulier féminine et d’épingler certaines législations rétrogrades. Peut-être tout cela parlait-il plus en 1992 quand a paru le livre. En tout cas on se dit, et c’est heureux, que sur ces sujets là on a bien avancé. En tout cas, l’enquête se suit sans déplaisir. Mais je ne crois pas que ce soit l’essentiel de ce premier roman, qui s’attache d’abord à planter un personnage et un décor.
Le personnage du commissaire Brunetti est plutôt bien pensé: sa femme, professeur de littérature anglaise à la Ca’Foscari, l’Université de Venise, issue de la noblesse vénitienne (ses parents ont un palais sur le Grand Canal), et ses deux enfants offrent un efficace contrepoint familial au personnage de Brunetti – enfin un enquêteur qui ne traîne pas, cabossé par la vie, une dépression larvée et des problèmes familiaux impossibles à l’image de tant de héros de romans policiers! Mais comment être dépressif à Venise? Sinon quand on n’est pas vénitien et qu’on débarque en plaquant sur la ville tous ces lieux communs de ville submergée par les eaux, ou de mort à Venise qu’on aura lu dans les romans (La Mort à Venise – titre au demeurant d’un très grand livre de Thomas Mann et d’un tout autant grand film de Luchino Visconti, mais je ne suis pas sûr que pour tous deux Venise ait été autre chose qu’un motif symbolique – d’ailleurs l’histoire ne s’y passe pas vraiment à Venise, mais au Lido et s’y achève sur la plage, les yeux tournés vers la mer!). Simple, bon vivant et bien équilibré, Brunetti est à l’opposé d’une certaine tendance fin de siècle et plus proche sans doute du vrai tempérament vénitien, somme toute assez provincial, pour qui un tour le dimanche dans la lagune, entre ciel et eau, quelques sèches grillées sur un peu de polenta blanche et un verre de prosecco sans façon, ou encore une brioche grignotée debout au comptoir avec un café suffisent bien souvent au bonheur.
Car il y a Venise. Il faut dire que pour les romanciers, Venise, séduisante au premier abord – et premièrement parce qu’elle est un bon moyen, comme tout ce qui brille, de trouver des lecteurs, se révèle bien souvent un décor fort embarrassant. Et là dessus, on peut dire que Donna Leon s’en tire très bien. Ecrire des romans policiers qui prennent Venise pour cadre pouvait sembler audacieux. Le faible taux de criminalité de la ville est célèbre. Et pourtant, Donna Leon trouve dans cette position insulaire, ce lieu de sécurité pour ainsi dire à l’écart du bruit et de la fureur du monde, ce lieu ouvert en même temps, sur l’horizon, sur la lagune, à partir desquels la cité s’est construite dès les premiers siècles de notre ère, un terrain d’observation particulièrement efficace des heurts et malheurs d’un monde qui, par gros temps, finissent par venir lécher les pierres des palais de Venise. On reproche parfois à Donna Leon une vision un peu caricaturale de l’Italie, sur laquelle elle projetterait les préjugés attendus par un public anglo-saxon (la corruption, la presse de bas niveau, le machisme…). Le volume suivant de la série montre que cette américaine exilée depuis de nombreuses années à Venise n’est pas tendre non plus avec les Etats-Unis. Mais cela, c’est une autre histoire, que je développerai dans le prochain billet.
2 réflexions sur « Donna LEON: Mort à la Fenice (Brunetti, 01) »
J’ai très envie de découvrir cette série après avoir lu ton billet – un commissaire bon vivant, l’allusion à Agatha Christie, un chef d’orchestre allemand … – ce premier tome a tout pour me plaire !
C’est une série très agréable. Et oui, un commissaire bon vivant, ça fait du bien!