Bertolt BRECHT: Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny

Publié par Cléanthe le

Au beau milieu du désert américain, des aventuriers fondent une cité improbable : Mahagonny, oasis artificielle où l’on promet le plaisir à qui peut payer. Mais la fête tourne vite à la farce grinçante. Tout est permis – manger à outrance, boire jusqu’à l’ivresse, s’aimer sans contrainte – à condition d’avoir de l’argent. Ceux qui en manquent sont exclus, puis éliminés. Jim Mahoney, bûcheron venu chercher une vie meilleure, en fera l’amère expérience…

Créée en 1930 avec une musique de Kurt Weill, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny s’impose comme l’un des sommets du théâtre musical de Brecht et Weill. Entre cabaret berlinois et musique contemporaine, le drame, fidèle à l’esthétique de la distanciation (Verfremdungseffekt), refuse toute illusion réaliste: l’intrigue tient de la parabole, les personnages sont des types, les chansons interrompent l’action pour en souligner la morale ou la contradiction. Mahagonny, c’est Las Vegas avant l’heure, une Babylone moderne où la loi de l’argent écrase tout. Sous l’humour grinçant et les airs entraînants, se dessine une critique implacable du capitalisme, du consumérisme et de l’avidité sans limites.

N’est-ce pas trop lourd? La leçon n’est-elle pas trop appuyée? Justement non. Il est vrai qu’on ne lit plus beaucoup Brecht aujourd’hui. Signe des temps? D’un grand « coup de barre à droite », comme on dit? Je ne sais. Il est vrai qu’on ne connait guère mieux le reste du théâtre allemand: Goethe est réduit au Faust; il n’existe toujours pas d’édition intégrale en français du théâtre de Schiller. Quant aux modernes, ni Gerhart Hauptmann, ni Frank Wedekind, ni Ödön von Horvath, des auteurs au moins aussi importants que Brecht, ne sont guère lus, ni même joués en France. De Brecht, on retient le concept de théâtre épique, son engagement politique, mais on oublie souvent qu’il fut aussi, comme tous les dramaturges que je citais précédemment, un écrivain d’une inventivité rare, maniant à la fois le récit parabolique, la satire, la chanson, le poème. Mahagonny en est un exemple éclatant: c’est une ville rêvée comme une fable moderne, un décor qui tient de l’allégorie autant que du cabaret. Si la leçon politique est là, bien sûr, c’est sous la forme d’un spectacle: donner à un spectateur, fasciné et choqué, avec tous les moyens du théâtre musical, à assister à l’effondrement d’un monde bâti sur le profit.

Cette relecture vient après avoir pu assister à une représentation du drame musical de Brecht et Weill. Je connaissais déjà en effet Mahagonny — je l’avais lu, et surtout écouté de nombreuses fois. Mais fin août, pour mon anniversaire, j’ai eu droit à un beau cadeau: aller voir la Première de Mahagonny au Theater Basel. La production, après une première étape au Deutscher Oper de Berlin, mise en scène par Benedikt von Peter, qui dirige le Theater Basel, avait littéralement investi tout le théâtre, depuis l’atrium d’entrée, les vestiaires, le bar, les toilettes et jusqu’à la salle et la scène!

Dès l’arrivée, passé le tapis rouge déroulé sur la place du théâtre, du côté de la fontaine de Tinguely, le spectateur se retrouve pris (piégé?) dans l’univers de Mahagonny, invité à se costumer et à déambuler dans une sorte de fête foraine inquiétante. Le champagne coule à flots (au spectateurs de saisir les « bonnes occases », le prix des consommations variant au cours de la représentation!). Des écrans disposés dans les différents espaces permettent de suivre ce qui se passe aux autres endroits de la pièce, grâce au merveilleux travail de vidéastes de Robin Niedecker et Bert Zander. La performance vocale, le jeu d’interprètes au plus haut niveau, un orchestre conduit par une baguette énergique et tout en nuances, le Chor des Theater Basel, l’un des grands choeurs d’opéra européens… – au-delà de la performance d’une mise en scène réglée au millimètre, excentrique et expressionniste, être plongé ainsi dans la ville de Mahagonny m’a semblé rappeler avec justesse que Brecht ne se contente pas justement d’écrire une satire sociale: il construit un dispositif littéraire et scénique qui met le spectateur à l’épreuve. La mise en scène de Benedikt von Peter en révélait toute la puissance: en abolissant la frontière entre scène et salle, elle soulignait la fonction même du théâtre épique, qui refuse l’illusion confortable pour forcer à la réflexion.

Mahagonny, c’est la loi de l’argent poussée à sa logique extrême: tout est permis tant qu’on paie, rien n’existe sans profit. Le plaisir y devient une obligation, l’excès une norme, et la loi elle-même n’est qu’un instrument pour sanctionner ceux qui ne peuvent suivre. La mise en scène rendait sensible cette tension: on se sentait pris au piège d’une fête qui ne tolère ni faiblesse ni résistance. Une très séduisante production du Theater Basel!


1 commentaire

nathalie · 23 septembre 2025 à 6 h 33 min

Je ne sais pas si on le lit mais on le monte, il y a eu un récent La Vie de Galilée qui a tourné dans plusieurs villes. Pas facile à monter d’ailleurs, car il est facile d’en faire trop et d’appuyer, ce qui casse les effets du texte.
On verra peut-être la vie de Mahagonny par chez nous, qui sait.

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