Patrick MODIANO: Rue des boutiques obscures

Patrick MODIANO: Rue des boutiques obscures

Guy Roland n’est pas son nom, mais celui que lui a donné son patron, Hutte. Après la retraite de ce dernier, parti s’installer à Nice en lui laissant les clés de son bureau parisien, Guy Roland décide de se mettre à la recherche de son passé. Nous sommes en 1965. Et depuis plus de 15 ans, Guy Roland souffre d’une curieuse amnésie à la suite d’un accident qui l’a laissé sans souvenir même de son identité...

Les classiques, c’est fantastique! est une rencontre mensuelle, initiée par Moka et Fanny. Elle avait pour thème ce mois-ci Prix Goncourt vs Prix Nobel. Même si je publie ce billet avec un retard inexcusable au regard de la ponctualité de mes camarades, je tenais pourtant absolument à participer à l’aventure. Nobel vs Goncourt… Je n’ai en effet pas hésité longtemps: pourquoi ne pas lire le prix Goncourt d’un écrivain nobélisé? L’occasion de retrouver l’atmosphère si singulière des romans de Patrick Modiano, découvert il y a quelques années avec le magnifique et très pudique Dora Bruder, un livre qui tient une place de choix dans ma bibliothèque. La raison pour laquelle on aime un auteur est un phénomène étrange. J’ai du mal à entrer dans l’œuvre d’auteurs que je devrais apprécier pourtant et qu’aiment certains de mes amis (Dickens… – oui, Dickens, je sais, ne hurlez pas!). En retour, des amis avec lesquels je partage des admirations communes n’apprécient pas tel ou tel auteur que j’adore. Modiano justement. J’ai peu lu Patrick Modiano. Mais à chaque fois j’y ai retrouvé une écriture qui me séduit, quelque chose qui me touche, de l’ordre de l’intime, au point que je me demande pourquoi je n’ai pas encore pris le temps de tout découvrir chez cet auteur, dont on dit injustement, je trouve, qu’il rédige toujours le même livre.

Rue des boutiques obscures, pour lequel Modiano obtint le prix Goncourt en 1978, est d’abord un roman au titre très suggestif, avec ses souvenirs d’Antiquité latine (la rue se situe à Rome à deux pas de l’Area Sacra di Largo Argentina) et de temps glorieux du parti communiste (c’était à Rome l’adresse du PCI) – titre singulier pour un roman qui nous parle surtout de Paris. Un peu de Nice et de Megève, aussi et de la Suisse, de l’Amérique du sud. La puissance d’évocation des noms est un des premiers matériaux du roman de Modiano, un roman bâti sur une quête d’identité, tout en effets de lointain et perspectives à l’infini.

La trame du roman est celle de bien des romans policiers, dont la clé de l’énigme est fournie par un personnage amnésique (Les Disparus du phare, Mr Brown ou Un Étranger dans le miroir pour n’en citer que quelques uns). Du roman policier, Modiano retient un canevas: des pistes, des indices, pour lesquels il faut enquêter auprès de personnes de différents milieux, des lieux dans lesquels le héros-enquêteur doit se rendre pour les rencontrer. Lancé sur une piste, Guy Roland se convainc peu à peu d’être ce personnage, avant d’en découvrir d’autres sous l’identité du premier. Remontant les indices d’une histoire qu’il n’élucidera jamais entièrement (et qui donne au roman son titre mystérieux – cette rue romaine, adresse supposée du héros en Italie, à laquelle il devra se rendre une fois le roman fini, mais qui n’est peut-être qu’une fausse piste de plus, un subterfuge pour se cacher à ceux qu’il fuyait, et donc aujourd’hui aussi à lui-même), le héros voit peu à peu converger toutes ces pistes vers un passé qui le ramène à la période de la seconde guerre mondiale. Un monde émerge, dans lequel nous finissons, avec le héros, par reconstituer une histoire. Des personnages: Jimmy Pedro Stern, un grec de confession juive, de Salonique, vivant à Paris avec un faux passeport sous le nom de Pedro McEvoy, qui pourrait être Guy Roland; et son groupe d’amis, cosmopolite: Denise Coudreuse, avec qui il vit; Freddie Howard de Luz, un Anglais de Maurice; Gay Orlow, une danseuse américaine d’origine russe; André Wildmer, un ancien jockey anglais. Tous se retrouvent à Megève où ils ont fui le Paris de l’Occupation. A l’horizon de tout cela, bien sûr, l’exil dans une Europe dominée par l’Occupation nazie, la disparition, les fausses identités. Et la Shoah, mais qui n’est jamais nommée explicitement ici. C’est ce vide pourtant qui constitue le cœur palpitant du roman de Modiano – déjà je devrais dire quand on connait la suite de l’œuvre de l’écrivain, et cette esthétique subtile et pudique qu’a inventé l’auteur, de roman en roman, pour trouver à dire les silences d’une Histoire (qui est celle aussi, biographique, de l’auteur) qui hante cependant de sa présence fantomatique le cours des existences et les lieux d’aujourd’hui.

C’est une banalité, bien sûr, de relever que l’écriture de Modiano est hantée par des fantômes – fantômes des êtres, des choses, traces d’un passé à jamais disparu et que la mémoire seule donc ne peut pas recomposer. Ça l’est peut-être un peu moins de souligner comment le travail de l’écrivain est lui-même hanté par des formes et des figures romanesques, soutenu par un art de l’esquisse habité par l’impossibilité de la représentation, devant l’effacement de ce qu’il s’agirait justement de représenter. Le vide chez Modiano (on parle souvent de son écriture blanche) a toujours à faire avec l’expérience d’une identité problématique, d’une intention narrative butant contre l’expérience de la disparition:

“Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si on est attentif. Au fond, je n’avais peut-être jamais été ce Pedro McEvoy, je n’étais rien, mais des ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi.”

Ici la présence rêvée de l’histoire de fantômes vient donner corps à un récit qui n’existe que de la tentative toujours inaboutie de sa formulation. De la forme du roman policier ne reste que des motifs : la quête identitaire, un parcours de lieux en lieux (le réel le plus quotidien prend sous le prisme de l’amnésie et des bribes de souvenirs réels ou reconstruits un air d’étrangeté), et pour finir donc une déambulation, une errance, qui, je le sais, est sans doute ce qui me touche le plus dans l’écriture de Patrick Modiano.

Une lecture qui me permet aussi de rejoindre l’événement Sous les pavés les pages d’Ingannmic.

6 réflexions sur « Patrick MODIANO: Rue des boutiques obscures »

  1. Bravo pour le doublé, c’était un choix malin ! Et il me semble que cette lecture rentre aussi dans le cadre de l’activité “Sous les pavés les pages” (https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2023/11/les-lectures-communes-pour-le-challenge.html) qui consiste à lire autour du thème de la ville, qu’elle soit le sujet du texte ou qu’elle y occupe une place importante, ce qui est le cas de ce roman. J’avais beaucoup aimé ce titre, car comme toi je suis sensible à la musique de l’écriture de Modiano, à ses ambiances incertaines… Dora Bruder est notamment l’un des plus grands coups de cœur de ma vie de lectrice.

  2. Magnifique présentation (ce qui est vrai aussi pour le nouvel habillage du blog) de l’art de Modiano, Cléanthe. J’y retrouve les points forts de cette œuvre littéraire où longtemps je n’arrivais pas à entrer. La lecture de “Dora Bruder” m’a dessillé les yeux, j’ai lu et aimé d’autres romans ensuite. Le contenu du Quarto en illustration m’est en grande partie inconnu, aussi je compte bien l’acquérir, comme je l’avais fait de celui d’Annie Ernaux, acheté dans la foulée de son prix Nobel.

    1. Ces deux “Quarto” sont en effet des objets précieux. Et j’aime y picorer de temps en temps (dans celui d’Ernaux, comme dans celui de Modiano). Je vois que nos avis se rejoignent sur Dora Bruder. C’est moi aussi le livre qui m’a permis de prendre toute la mesure de l’art de Modiano que j’aime depuis à retrouver de temps en temps. Bonne fin de week-end, Tania.

  3. Belle idée que de choisir cet auteur à la double casquette, malgré le retard. Je viens de mettre à jour le bilan récap’ pour ajouter ton beau billet de ce roman que je n’ai encore jamais lu mais que je finirai par me procurer.

    1. Merci. J’ai été bien en retard moi même. J’espère être plus ponctuel pour le prochain rendez-vous… quoique ce ne soit pas gagné en fait, je n’ai toujours pas fini le livre projeté. 🙂

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.