Juli ZEH: Corpus delicti

Juli ZEH: Corpus delicti

Zeh--Corpus-delicti.jpgDans une société futuriste du milieu du XXIème siècle, la Méthode est devenue la forme nouvelle de gouvernement : une société hygiéniste, régie par des principes rationnels, prônant le droit à la santé, a donné enfin aux hommes le moyen de vivre à l’abri de la souffrance. Mais la vie est parfois plus riche que ce que la raison en dit. A la suite du suicide de son frère, un garçon épris de liberté, condamné injustement pour un crime qu’il affirme n’avoir pas commis, Mia sombre dans une dépression et refuse de se soumettre aux examens médicaux qui encadrent la vie des citoyens… On ne s’oppose pas impunément à la Méthode. Le piège judiciaire qui menace la jeune femme est à l’image de l’obsession sanitaire et procédurière d’une société qui prétend contraindre les hommes pour travailler à leur bonheur.

Juli Zeh est l’auteur inspirée de récits puisant dans la littérature de genre (le polar, le thriller, ou, comme ici, la science-fiction) les motifs d’une narration aux implications morales ou philosophiques. Croisant le romanesque le plus pur et la réflexion juridique, elle a su inventer une forme particulière de narration où la confrontation des êtres, un art certain de la formule et une ironie redoutable donnent à chacun de ses livres à la fois ce rythme et cette redoutable intelligence caractéristiques de son œuvre.

La dénonciation de l’obsession sanitaire contemporaine, qui est l’aspect le plus voyant de ce roman, n’est cependant pas, me semble-t-il, le côté le plus intéressant du livre. C’est celui que retiendra pourtant qui n’a jamais lu Juli Zeh– et non sans raisons : Corpus delicti est un bon roman d’anticipation. Plus ambitieux, ses deux précédents romans, L’ultime question et surtout La fille sans qualités sont parmi les plus importants de la littérature allemande contemporaine. On retrouve néanmoins dans ce Corpus delicti quelques uns des thèmes favoris de l’écrivain : l’exigence de liberté mesurée aux limites de la rationalité, le nihilisme contemporain qui conduit au fanatisme, à moins qu’il ne soit dépassé dans un acte d’amour pur ou de folie, par delà bien et mal, dont il est cependant la condition.

 

Face à Mia, la biologiste, qui ne comprend que peu à peu à quelle révision en profondeur la conduit la fidélité, par delà la mort, à un frère que tout accuse, Kramer, l’homme de la Méthode, campe un véritable fanatique. C’est un homme élégant et inquiétant, nouvelle version de ces dandys nihilistes qui peuplent l’œuvre de Juli Zeh. Miroir des désillusions de Mia, metteur en scène pervers de sa chute, il défend jusqu’au fanatisme les principes d’une société à laquelle il ne croit pas parce qu’il ne croit pas non plus aux hommes, mais qui lui donne le loisir de soumettre la vie, comme si elle était un jeu, à sa redoutable intelligence. Un pervers, qui acquiert dans la domination ce qu’il refuse aux dominés : ce que Moritz, le frère de Mia, nommait « faire l’expérience de son existence ». Une sorte de Calliclès moderne : « Quelqu’un qui reconnaît ouvertement que, pour un être borné comme voilà l’homme, croire et savoir sont une seule et même chose et exige par conséquent que la vérité s’incline devant l’utilité – celui-là ne peut guère être qu’un nihiliste pur et dur. ».

Mia aussi est une nihiliste, « seulement, chez elle, l’absence de vérité objective n’entraîne pas un radicalisme inconditionnel, mais une fragilité douloureuse. ». C’est par là seulement, me semble-t-il, que l’idéologie sanitaire intéresse Juli Zeh. Dans la mesure où l’hygiénisme refuse aux gens justement, au nom de leur bonheur, la reconnaissance de cette fragilité fondamentale qui fait les hommes, il interdit que se développe, sur le deuil des valeurs, un humanisme renouvelé, qui pourrait être la condition de notre liberté, et montre que, contrairement à ce que pensait Niezsche, le renoncement à l’idée de vérité peut être la condition d’un nouveau fanatisme. Certes, le prêtre niezschéen n’aimait pas vraiment Dieu, mais son culte de la divinité ; Dieu n’était que le nom de son propre ressentiment, imposé comme une morale aux hommes. Mais il n’était pas conscient de cette perversion. Dans le roman de Juli Zeh, Kramer, le partisan de la Méthode, agit en toute conscience. Le joueur a remplacé l’homme du ressentiment.

Ces spéculations ne sont pourtant qu’un des aspects de l’œuvre. Une belle narration du deuil, de l’amour fraternel, de la fidélité au siens, l’évocation mélancolique d’un bonheur toujours conjugué au passé (« La pire malédiction de l’homme vient de ce qu’il ne reconnaît qu’a posteriori les instants les plus heureux de son existence. »), une subtile description d’un être en proie à la dépression font la valeur de ce roman. Si les spéculations y occupent une place déterminante, c’est au sens d’une grande tradition artistique allemande – celle de la gravure Melancholia d’Albrecht Dürer ou des Anneaux de Saturne de Sebald – la mélancolie, cet ébranlement de l’être, ce culte de sa propre fragilité qui est la condition de la pensée.

2 réflexions sur « Juli ZEH: Corpus delicti »

  1. Je n’aurais pas pensé à lire cette autrice. J’avoue que ton propre superbe style convaincrait n’importe qui. Je vais donc lire tes anciennes notes dans un premier temps !

  2. @Urgonthe: Corpus delicti est sans doute une bonne façon d’entrer dans l’oeuvre de Juli Zeh. Mais je considère La fille sans qualité, plus ambitieux, comme son
    chef-d’oeuvre.

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