Heinrich MANN: Le Sujet de l’Empereur

Heinrich MANN: Le Sujet de l’Empereur

L’Allemagne, avant 1914. Didier Hessling, citoyen soumis, ambitieux, antisémite, ne jure que par l’Empereur Guillaume II. Directeur d’usine, il méprise ses ouvriers. Ce parfait zélateur de l’Empereur ne recule cependant devant aucune bassesse, aucun compromis, avec notables et militaires, pour nuire à ses concurrents. Spéculateur névrosé, ce pantin est surtout marié avec l’argent. Cette fresque tragi-comique dresse un constat accablant, prophétique : avec de tels sujets, l’Allemagne, idolâtre et mystique, se prépare au pire… (4e de couverture)

Les feuilles allemandes arrivent à point en ce mois de novembre pour me permettre de rattraper un oubli que j’aurais regretté. J’ai un peu tardé en effet avant de parler de ce roman, qui fut pourtant l’une des lectures importantes de cette année. Je voulais au début prendre le temps d’écrire quelque chose d’un peu approfondi. Mais comme il arrive souvent dans ma vie de lecteur, j’ai parfois plus envie, quand je finis un livre, de me plonger dans un nouveau livre, selon des liens et des rapprochements, dont je peinerais bien, s’il fallait les figurer, à les dessiner autrement qu’en leur donnant la forme de libres arabesques. Le Sujet de l’Empereur (Der Untertan) fut l’un de mes grands plaisirs de lecture de cet été, découvert à la suite de La Montagne magique, dans une sorte de face à face des deux frères Mann. J’avoue qu’au début j’avais quelques préjugés. Je m’attendais à y trouver autre chose certes que chez Thomas Mann, mais d’inférieur dans une certaine mesure. Or le roman d’Heinrich Mann se distingue au contraire par sa force, par sa verve critique. On comprend que sa publication fut un moment important dans l’histoire éditoriale de l’Allemagne au lendemain du premier conflit mondial. Qu’il fit scandale même. Et on ne peut s’empêcher de penser alors aux discussions que devaient avoir entre eux les deux frères, surtout quand on songe que par la voie d’allusions plus ou moins explicites ils ne s’épargnent pas l’un l’autre jusque dans leurs romans.

J’ai donc trouvé chez Heinrich Mann un satiriste magistral. Ce qui fait qu’on respire peut-être peu dans ce livre. Son livre est moins de l’ordre du romanesque que du ricanement. A travers le personnage de Diederich, un ambitieux qui n’a d’égal à sa suffisance et à son nationalisme étroit que l’étroitesse justement de ses scrupules et son manque d’empathie sociale, Le Sujet de l’Empereur offre un portrait sans concession de l’Allemagne wilhelmienne, dénombrant les graines historiques et sociales d’où germera la catastrophe à venir. Sans doute Heinrich Mann pensait-il à la Grande Guerre. Mais on ne peut pas s’empêcher de penser non plus au destin que connaîtra l’Allemagne au-delà, cette fringale nationaliste, cette fascination frénétique du chef et de l’ordre social, qui conduira le pays jusqu’en 1945, au désordre le plus complet et à l’autodestruction.

Le protagoniste, Diederich, dont je ne cesse de me demander d’où le traducteur de l’édition que j’ai lue a bien pu tirer l’idée de le rebaptiser Didier, est un mélange de misogynie, d’antisémitisme, de fascination pour l’ordre et de goût pour la soumission. Directeur d’usine, il méprise ses employés. Il ne réprime aucune bassesse, ni aucun compromis. Il n’y a rien de sympathique chez un tel homme. Et c’est avec un malin plaisir qu’Heinrich Mann se plait, non à nous en dévoiler l’humanité, mais à développer toutes les failles de cet homme, les faillites personnelles qui accompagnent son ascension sociale. A plusieurs occasions, Diederich manque le bonheur et l’épanouissement personnel, entravé par une propension à réprimer ses désirs et son humanité. L’épisode amoureux avec Agnès Goeppel, pendant ses années d’étudiant, qu’il conclut comme un mufle est ainsi un des plus réussis du roman. Car derrière sa propension à bomber le torse, et les multiples cicatrices de ses duels, pour éprouver sa force, qui marquent aussi son visage de ces balafres caractéristiques des confréries d’étudiants d’extrême-droite, derrière ses soûleries en bande, avec les camarades de la “Neo-Teutonia” d’abord, puis autour du Stammtisch dans l’auberge de sa ville, Diederich est un homme incapable de se laisser aller à des sentiments que pourtant en son fort intérieur il éprouve. Le roman critique le nationalisme allemand comme une distorsion de la force vitale.

Le Sujet de l’Empereur est aussi un puissant roman social, attentif au déplacement des forces politiques et sociales: du libéralisme des élites bourgeoises, réprimé par le pouvoir prussien, en 1848, à la naissance d’ambiteux cyniques qui sous couvert de défendre l’ordre social se livrent à tous les trafic, sous la protection du pouvoir impérial.

Voilà en quelques mots comment je pouvais encore ordonner mes impressions du roman d’Heinrich Mann, à présent que le temps de ma lecture s’éloigne un peu. Une œuvre puissante en tout cas, à continuer à explorer dans les autres de ses romans: Professeur Unrat bien sûr (d’où Josef von Sternberg tira son film L’Ange bleu), mais aussi le moins connu Le roman d’Henri IV, que j’ai déjà mis au programme de mes lectures pour un été prochain.

Billet publié dans le cadre des Feuilles allemandes 2023, une rencontre initiée par Eva et Livr’escapades.

4 réflexions sur « Heinrich MANN: Le Sujet de l’Empereur »

  1. Je dois avouer, non sans une certaine gêne, que je n’ai toujours pas osé m’attaquer à la famille Mann… Mais ta chronique aussi intéressante qu’enthousiaste pourrait me faire changer d’avis (d’autant plus si le roman tient plus du ricanement que du romanesque).

  2. Je n’ai encore jamais lu Heinrich Mann, pourtant c’est un projet. J’ai lu à quel point leurs styles et approches sont différents, ce qui a attisé ma curiosité. Merci pour ce billet qui me permet d’en savoir plus.

    1. Oui, ils sont très éloignés, mais ce sont deux auteurs majeurs de la littérature allemande, pour des raisons différentes. Heinrich Mann est plus proche de Zola, du naturalisme français.

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