
(avis et impressions de lecture à suivre, dans quelques jours, après le résumé du second volume: La Comtesse de Rudolstadt ).
(avis et impressions de lecture à suivre, dans quelques jours, après le résumé du second volume: La Comtesse de Rudolstadt ).
C’est aussi un roman sur le théâtre du pouvoir, le jeu de illusions qui fait la scène politique, où chacun, à la manière de comédiens, essaye de tirer les ficelles du pouvoir, du seul véritable pouvoir: les désirs d’un roi, Louis XV, débauché qui justement s’y connaît en plaisirs.
Ce sont enfin deux magnifiques portraits: Olympe, le plus beau portrait de femme, à mon avis, de la période, à côté de la Consuelo de Georges Sand; et Bannière, incarnation de la liberté romantique en bute contre les répressions de la raison et du calcul. En faisant de ces personnages des figures tragiques, Dumas a su montrer comment le théâtre, et plus précisément le drame romantique pouvait, lorsqu’il est invité dans le roman, offrir une manière de révolte contre tous les pouvoirs, une clef d’intelligibilité du monde aussi, des vrais enjeux de la vie, en opposant aux forces qui ne songent qu’à enfermer (le couvent, l’armée, la monarchie, etc.), la vitalité paradoxale, naïve, pathétique, mais sublime du héros romantique.
Avant. Pendant. Après. Grâce au récit de ce pendant qui ne passe pas (pour ceux qui sont revenus des camps, c’est toujours ici un peu le camp; un barbelé n’est jamais innocent, même quand on en entoure la plage privée d’un hôtel chic), Cynthia Ozick nous offre un récit sans concessions hanté par l’ombre des mythologies d’Europe centrale (le golem) et par la nostalgie d’un passé qui ne sera jamais plus.
Autant le dire tout de suite: j’ai moins aimé cet ouvrage de Cynthia Ozick que le précédent que j’avais lu, Un monde vacillant. Peut-être parce que celui-ci est plus démonstratif, tandis que l’autre était moins appuyé, plus subtil. C’est aussi, je pense, parce que dans Le Messie l’écriture est moins polyphonique.
C’est quand même un bon moment de lecture. J’ai apprécié l’évocation de Stockholm, en hiver, la satire du petit monde littéraire et cette quête qui prend des airs parfois de polar littéraire, mais pour vite s’éloigner de là, parce que l’enjeu est ailleurs, que Le Messie de Stockholm n’est pas par exemple le Club Dumas de Perez Reverte: Lars est un de ces fous qui peuplent le monde de Cynthia Ozick, au côté du professeur Mitwisser d’Un monde vacillant, l’homme d’une idée fixe. Décidément, d’un roman à l’autre on retrouve les mêmes thèmes, récurrents: la figure de l’orphelin, l’idôlatrie, la passion pour les livres, à la fois remèdes et poisons, les librairies et les bibliothèques, tout cela bouclé, polarisé, circonscrit par le souvenir de l’horreur nazie. Et cette inflation de passion et de mots par goût de la pureté, de l’origine, d’un sens très pur qui se trouverait dans les livres, quête vaine ou exaltation inutile? La fin à double sens ne nous permet pas de trancher. Comme le dit la quatrième de couverture, c’est cela le talent de Cynthia Ozick: « nous mettre en garde contre les délices de l’illusion littéraire en redoublant ses artifices. »
Challenge ABC 2008
Je sais, vingt ans après, que tout ordre qu’on veut imposer à ses lectures est vain. Qu’on choisisse pour se guider un pays, un mouvement littéraire, la découverte d’un auteur, le simple bouche à oreille, ou le hasard des découvertes, il y a toujours des livres qui parviennent à entrer dans notre bibliothèque et à y rester, sans qu’on les ait lus. J’avais projeté un jour de lire tous les Rougon-Macquart. J’en ai lu cinq, et il m’en reste quinze que je n’ai pas ouvert. Je les lirai un jour. Mais quand? Avec tous ces livres qui s’accumulent, il va bien falloir que je me fasse à l’idée que plus d‘une vie peut-être est nécessaire pour tous les lire. Et cependant, chaque semaine, de nouveaux venus continuent à entrer chez moi. Ce n’est pas une malédiction. C’est moi qui les invite. Alors je me dis que l’Autodidacte de Sartre n’était pas si stupide que cela. Que fait un cavalier, nous dit Descartes, qui s’est égaré au milieu d’une forêt pour en sortir? Il choisit une direction et trace droit.
Vivre une vie d’oisiveté, se consacrer à lire, et lire plus encore qu’on n’avait lu, être plus oisif qu’oisif, cela donne un sens à la vie et vaut bien le train du cavalier de Descartes. Et comme il faut prendre une direction, n’importe laquelle, et s’y tenir, j’ai choisi de participer à ce challenge: ABC 2008.
J’ai rajouté une contrainte: qu’il y ait dans le titre une référence à un nom de lieu, pays, ville, fleuve, quartier, etc. Comme le but n’était pas d’acheter de nouveaux livres, mais de progresser un peu dans la forêt qui m’envahit (ce que les bloggers littéraires appellent leur PAL: Pile à Lire), j’ai du changer deux ou trois lettres pour lesquelles je n’avais rien dans ma bibliothèque.
A Andric (Ivo), La Chronique de Travnik
B Balzac (Honoré de), Le Curé de Tours
C Chaucer (Geoffrey), Les Contes de Canterbury
D Dumas (Alexandre), La Dame de Montsoreau
E Euripide, Iphigénie en Tauride
F Forster (E.M.), Route des Indes
G Grass (Günter), Une rencontre en Westphalie
H Hugo (Victor), Han d’Islande
I Irving (Washington), Contes de l’Alhambra
J James (Henry), Washington Square
K Kawabata Yasunari, La danseuse d’Izu
L Lagerkvist (Pär), La Terre Sainte
M Marai (Sandor), La Conversation de Bolzano
N remplacé par Duras (Marguerite), Hiroshima, mon amour
O Ozick (Cynthia), Le Messie de Stockholm
P Perutz (Leo), Le Marquis de Bolibar
Q Quignard (Pascal), Les Escaliers de Chambord
R Ramuz (Charles Ferdinand), Aimé Pache, peintre vaudois
S Saramago (José), Histoire du siège de Lisbonne
T le Tasse (Torquato Tasso dit), La Jérusalem délivrée
U Updike (John), Brésil ou Les Sorcières d’Eastwick
V Verne (Jules), Le pilote du Danube
W Wharton (Edith), Vieux New-York
X remplacé par Morand (Paul), New-York
Y remplacé par Féval (Paul), Les mystères de Londres
Z Zola (Émile), Le Ventre de Paris
Ce qui est admirable aussi, c’est le ton polyphonique que, l’air de rien, parvient à produire Cynthia Ozick. Ainsi les histoires se mêlent: au récit de Rose se juxtaposent d’autres récits, celui du passé de Rose d’abord, avant d’entrer dans cette maison, puis de la famille en Europe, à Berlin, des échos de sa fuite périlleuse hors d’Allemagne, l’histoire de James A’Bair et de sa course autour du monde, à fuir ce qu’il est, c’est-à-dire ce qu’avec la célébrité a fait de lui son père, l’auteur des aventures dont, enfant, il fut le héros, l’histoire encore de James et d’Anneliese lorsque le temps sera venu que leur destin se rapproche.
L’auteur multiplie les perspectives de cette façon jamais appuyée qui consiste, par exemple, à commencer un chapitre du point de vue d’un personnage et à l’achever du point de vue d’un autre, comme s’il n’y avait pas de place, dans cet univers romanesque pour l’objectivité, comme si le monde n’était rien d’autre que la juxtaposition des regards que nous portons sur le monde.
Ainsi le monde de Cynthia Ozick est-il un sorte de puzzle dont il faut, une à une, identifier les pièces, un jeu d’apparence dans lequel chacun n’exprime jamais qu’une vérité relative sur l’histoire, un monde peuplé d’exaltés, ivres de radicalité, mais impuissants à faire réussir la représentation du monde pour laquelle ils s’engagent.
Dans cette sorte de roman de formation (la fin est le clin d’œil d’un Balzac new-yorkais), où se mêlent en plus les échos d’auteurs tels que Dostoïevski (voir le thème du parasite), ce morceau de littérature européenne échoué sur le continent américain, mais dont l’humour, lui, est franchement américain, Cynthia Ozick parvient à mettre en perspective avec assurance des réalités ambiguës telles que l’immigration (fondatrice de l’Amérique, mais dont le réfugié, figure tragique, est exclu), l’argent (qui peut être aussi une déchéance), la société démocratique (qui permet tout, mais égalise les conditions et ne reconnaît pas le talent, en particulier celui de l’esprit) et surtout les livres (qui sont à la fois un remède, une consolation, une lunette pour voir le monde, et un enfermement, une drogue, une illusion).
C’est un étonnant roman, comme je les aime, qui allie un art très sûr du récit et une propension, voluptueuse, sensuelle, à s’attarder sur la description des êtres et des choses. Le premier chapitre a commencé par m’agacer, à cause de ce ton que j’exècre dans la littérature française: un homme de bonne famille traîne sa solitude et son détachement nihiliste dans un milieu de fonctionnaires expatriés qui remplissent leur mission avec une remarquable indolence. Le blues de la grande bourgeoisie qui profite du système et se divertit en épinglant la paresse des sous-fifres, pire: qui transporte à l’étranger, parce qu’elle en a les moyens, son malaise français, ce n’est pas trop mon genre de littérature. Mais dans la suite, même cette attitude du narrateur prend un tour très subtil, qui profite à l’enchaînement du récit.
C’est un récit onirique, à la manière de certains romanciers sud-américains (Bioy Casares) ou espagnols (Somoza). Patrice Salsa sait jouer avec un grand talent du sentiment de mystère qu’il entretient. Et même lorsque certaines clefs sont données, l’idée subtile de résoudre l’énigme en deux temps, grâce à deux flash-back dans l’enfance, permet au mystère d’être relancé. Le plus intéressant vient sans doute qu’ici, au lieu de la révélation finale des romans à énigme qui porte sur l’identité et les raisons de la machination, l’important est davantage d’éclairer le récit du narrateur lui-même: certaines formules récurrentes, pourquoi ce désir de toujours nommer les morceaux de musique qu’il écoute, quitte à alourdir le récit, pourquoi les passer en boucle, et pourquoi dans les lieux qu’il fréquente la musique qu’on y entend, même à la radio, passe elle aussi en boucle, son goût mêlé de sensualité pour les tissus, pour le corps de l’autre, pour le monde des apparences en général, et cette fascination pour la mort qu’il énonce à plusieurs moments, pourquoi enfin l’odeur de lys est-elle si étourdissante qu’on ne saurait dire si elle est l’odeur de l’amour ou si elle fait penser à la mort.
Distance, efforts stylistiques, volonté d’ancrer le récit dans une mythologie, certes personnelle et retravaillée, et surtout clins d’œil aux références modernes que sont Swift, Sterne, Cervantès ou Rabelais sont les qualités de l’art de John Barth. Je ne raconte pas l’histoire: il n’y aurait rien à raconter; ou plutôt, il faudrait tout raconter. Prenant pour modèle les romans d’apprentissage du XVIIIème siècle, centrés sur un protagoniste candide qui fait l’expérience douloureuse du mal, Le Courtier en tabac relate les aventures du jeune Ebenezer Cooke, poète et puceau, parti composer dans le Maryland une épique Marylandiade qui glorifierait la province en chantant son histoire et ses habitants légendaires.
Mais ceci est davantage le prétexte que l’histoire. Il semble que, dans son roman, John Barth n’ait eu qu’une intention: ruiner le mythe de l’Amérique, et au passage celui du roman. La vision angélique du Nouveau Continent fait de terres vierges et nobles, sorte de « paradis retrouvé », face à un Vieux Monde corrompu, n’est qu’une chimère, une fiction mystificatrice que raconte bien cette histoire d’un benêt vierge et ridicule venu d’Angleterre découvrir une Amérique corruptrice. A vrai dire, l’action ne progresse guère, tout au long des 1400 pages qui composent le roman: la duplicité des personnages, les chausse-trappes dans lesquelles tombent le héros – et aussi le lecteur – et surtout une écriture guidée, semble-t-il, par le seul plaisir de l’auteur contribuent à ralentir l’action et à rendre inutiles les péripéties pourtant nombreuses de ce roman. Le « pire » est atteint lorsque après plus de 1000 pages consacrées à faire attendre, par des allusions grivoises, le dépucelage d’Ebenezer, John Barth choisit de frustrer son lecteur – une fois de plus – en laissant retomber un voile pudique sur l’événement. Mais on n’aura jamais pris un plaisir aussi intense à se laisser frustrer ainsi. Il faut dire qu’en l’occurrence le pucelage d’Ebenezer ne tenait plus à rien: on l’aura vu précédemment approcher le corps nu d’une prostituée; assister au viol d’un groupe de filles perdues parties refaire leur vie en Amérique; manquer de peu lui-même de violer cette même prostituée qu’il avait précédemment rencontré; contraint d’offrir son corps à des marins peu regardant sur le sexe de celui qui pourrait leur procurer du plaisir; apprendre que son précepteur l’aime secrètement; et, pour finir, découvrir les sentiments bien peu fraternels à son égard de sa propre sœur , sentiments sans doute réciproques
On a pris l’œuvre, à sa sortie, pour un roman nihiliste. Et il est vrai que John Barth écorne au passage quelques uns des topoi du roman de formation ou de l’aventure romanesque, et de la morale qui les sous-tend: le thème de l’ami plus âgé à la fois substitut d’un père tyrannique et d’un frère initiateur; la distinction du bien et du mal; l’amour; et même ces grands Hommes, ces pères fondateurs qui ont fait l’Amérique. Comme ces topoi fondent dans le même temps le mythe du Nouveau Monde, l’effet est garanti: les conquérants? Un ramassis de brutes et de truands. L’amour? Toujours pervers ou intéressé. Les grands Hommes? La version nouvelle de l’histoire de John Smith et de l’indienne Pocahontas est suffisamment savoureuse pour que je ne vous prive pas du plaisir de la découvrir par vous-même.
Alors, John Barth est-il vraiment nihiliste? Sans doute pas. Car en choisissant de renvoyer explicitement à des auteurs des XVIème et XVIIIème siècles (Rabelais, Cervantès, Swift ou Sterne) c’est-à-dire à un régime de la fiction conscient de l’artifice et des limites du romanesque, John Barth a réinventé en quelque sorte la modernité littéraire: chez lui, la mise à plat, le décapage des illusions de l’Amérique et des fictions du roman, loin de se résoudre en une dénonciation nihiliste des pouvoirs de l’idéologie, invente une façon nouvelle de continuer à jouir, malgré tout, mais en adultes, des plaisirs de la fiction, du mythe de l’Amérique.