Ed McBain: Mourir pour mourir (87ème District, 13)

Publié par Cléanthe le

Pepe Miranda est ce type de «héros» de rue que les bandes rivales acclament: il a commis un meurtre, il s’est caché, et surtout, il a berné – et humilié – les policiers du 87ᵉ District à plusieurs reprises. Cependant que, derrière la canicule de juillet, la ville ressemble à une cocotte-minute dont le couvercle a été vissé trop fort, à mesure que la température s’élève, les tensions socioculturelles et raciales fermentent, et Byrnes et ses détectives comprennent que cette recherche est moins une simple chasse à l’homme qu’une plongée dans l’atmosphère explosive d’une ville au bord de l’implosion…

Je poursuis, avec ce 13ème volume, ma lecture intégrale de la série du 87ème District. Je savais la forme choisie par Ed McBain – l’histoire d’une ville vue à travers les policiers d’un commissariat de secteur – ouverte à toutes les variations. Mais l’auteur conduit ici son lecteur aux franges du roman policier. Pas d’enquête à proprement parler en effet, mais une rue, une simple rue dans un des quartiers deshérités d’Altona, où il se passe décidément de drôles de choses. Une traque, des relations parfois tendues entre inspecteurs, l’histoire secondaire d’un matelot échouant dans le quartier après une nuit d’ivresse, et l’équipée de petites frappes qui montent un projet d’assassinat contre un autre adolescent qui, selon leur point de vue, leur a manqué de respect, tout simplement pour marquer leur territoire, pour exister. Tout cela s’entremêle pour donner à lire une journée dans la vie d’un commissariat, d’un quartier urbain, d’une rue – l’un des multiples fragments dont l’existence d’une mégalopole est faite. Cette économie de moyens est ce que je préfère dans la série d’Ed McBain, dont le propos se trouve réduit presque ici à une démonstration: cette rue, sur laquelle s’ouvre et se clôt le roman, dans laquelle se concentre le récit, en une sorte de vue stéréoscopique avec son bistrot, son « bar à putes », ses bandes de jeunes délinquants, toute cette petite émigration portoricaine qui a fuit la misère de son pays et essaie, comme elle peut, de refaire une vie au milieu des violences urbaines, jusqu’au récit final d’un assaut des forces de police contre l’appartement où s’est barricadé Pepe.

Car c’est bien de la vie, du pouls d’Isola, la ville de fiction crée par Ed McBain sur le modèle de New-York, dont il s’agit ici, sous la chaleur étouffante de juillet et les tensions d’un quartier à la dérive. Aimé et admiré par une frange de la population juvénile des rues, non certes pour ses valeurs morales — il n’en revendique aucune — mais pour sa capacité à ridiculiser les forces de l’ordre, à «jouer» contre la loi comme s’il s’agissait d’un spectacle, Pepe Miranda incarne cette tension entre l’ordre officiel du District et l’énergie explosive de la rue donnant au roman une dynamique propre. L’enquête se double d’une réflexion sur le rapport entre police et communauté dans une mégapole moderne. Car la violence, comme le fait sentir presque physiquement Ed McBain, dans cette attention caractéristique aux gestes de chacun, à leurs mimiques et à ce qu’ils révèlent de non dits, d’aspirations, de frustrations, ne provient pas seulement du meurtrier traqué, mais de ce milieu de vie urbaine où chaque petite flambée peut devenir conflagration.

En cela, Mourir pour mourir rejoint toute la «comedie humaine » de la série du 87ᵉ District — une fresque faite de routines, de petites misères, d’orgueil collectif et de désillusions, et qu’Ed McBain instille avec une efficacité narrative, doublée d’incises sur les limites de la fiction et la vérité romanesque, rarement prises en défaut. Avec en outre une issue fatale, la mort d’un des policiers auxquels je m’étais attaché dans les volumes précédents. C’est cela aussi Ed McBain, grand maître du roman réaliste. Car ici, même les héros peuvent mourir!

« Il y a des moments où l’on regrette de ne pas disposer d’une caméra cinémascope dotée d’un son stéréo. Il y a également des moments où l’on aurait aimé disposer d’un écran géant, large d’un bout à l’autre de l’horizon, sur lequel l’on pourrait suivre en même temps mille images incrustées à chaque coin, l’œil embrassant tout du même coup tel un filet de pêche la surface d’e l’océan. car il ne suffit pas de dire que ceci s’est passé ici, et cela s’est passé là-bas. La rue d’une ville ne ressemble pas à un minuscule tableau, non. la rue n’est pas une simple page de livre. c’est un spectacle tumultueux, trépidant de vie, et il est impossible de rendre la vivacité de la vie en une seule phrase ou un coup de pinceau. Un certain nombre de choses se passaient dans cette rue en ce jour particulier du mois de juillet, des événements presque concomitants, quoique séparés et différents les uns des autres. Ils se passait au même moment, de sorte qu’on avait le sentiment d’être en perpétuel mouvement, de vivre des événements qui se télescopaient et se submergeaient tour à tour. Autant l’écran géant débordait les limites du quartier, autant la vie dans cette rue débordait celles du temps. »

Ed McBAIN, Mourir pour mourir (See them die, 1960), traduction de Louis Saurin et Georges Monny, Omnibus

Un billet publié à l’occasion du challenge Un Hiver polar proposé par Barbara du blog Je lis, je blogue, et dont c’est aujourd’hui le premier jour.


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