Friedrich DÜRRENMATT: La Promesse

Publié par Cléanthe le

Un jour, à la sortie d’une conférence donnée à Coire sur l’art du roman policier, un écrivain rencontre un ancien chef de la police de Zürich. Sur la route du retour, celui-ci entreprend, après un arrêt dans une station service, de lui raconter une histoire, celle d’un enquêteur que la logique a conduit à la ruine…Tout commence lorsque Gretl Moser, une fillette est retrouvée morte dans une forêt du canton de Zürich. Le commissaire Matthias, vieux limier, tout juste promu à un poste important, promet à la mère de l’enfant de retrouver le meurtrier. Cette promesse, il la prend au mot, au point d’en faire une obsession. Tandis que l’affaire semble close — un colporteur s’accuse du crime avant de se suicider — Matthias est persuadé que la vérité lui échappe. Il quitte la police, se retire dans un village et entreprend d’attirer le tueur en plaçant dans son entourage une fillette qui pourrait servir d’appât. Mais l’assassin ne viendra jamais. Et Matthias, consumé par son serment, sombre dans la folie…

Ce mois-ci, pour l’étape en Suisse alémanique des Escapades en Europe, j’ai choisi de lire un roman de Friedrich Dürrenmatt, l’un des grands noms de la littérature helvétique du XXᵉ siècle. Peintre et dessinateur, dramaturge, essayiste, conteur ironique, il a aussi renouvelé le roman policier en le retournant contre lui-même. La Promesse en est l’exemple le plus éclatant: un récit d’enquête qui refuse la solution, un polar sans dénouement. Dürrenmatt y reprend les formes du genre — le crime, l’enquête, les indices — mais pour mieux en révéler la vanité. Commencé l’air de rien, sur le ton bonhomme de la rencontre d’un écrivain et d’un responsable de la police à la retraite, le roman se révèle peu à peu comme un génial enchevêtrement de raison et de déraison, où la logique policière se perd dans les détours du hasard, et où la promesse de vérité tourne au cauchemar. Ce n’est pas pour rien que les trois épisodes les plus marquants de ce roman se trouvent, dans les développements du récit-cadre d’un ex-policier et d’un romancier, confortablement installés dans la voiture de luxe du premier puis dans une brasserie chic zurichoise, autour des ambitions trompeuses du roman policier puis, à travers l’enquête policière, dans l’entrevue du commissaire Matthias et d’un psychiatre ainsi que dans la figure de l’attente à quoi se trouve réduit le commissaire. À travers le récit de cette enquête impossible (pour une raison ironique, triviale que l’auteur ne révèle que dans les ultimes pages – il y a donc bien une chute dans ce vrai-faux roman policier, nouvelle ironie de l’histoire!), Dürrenmatt renverse ainsi la logique du roman policier classique: ici, la vérité n’éclate pas, la justice n’est jamais rendue, et la raison humaine se heurte à l’ironie du monde. Car tout, dans La Promesse, relève du hasard: la coïncidence qui empêche la rencontre entre le criminel et l’inspecteur, le malentendu qui fait dérailler la certitude. L’auteur met à nu la fragilité de nos systèmes rationnels, cette volonté de tout expliquer, de tout prévoir — illusion que symbolise la figure du policier déchu. Et voilà comment un simple roman policier devient un des grands livres de la littérature suisse du 20e siècle!

Il faut dire que dès, la première page, le sous-titre, resté célèbre: « Requiem pour le roman policier », donne à l’ensemble sa tonalité profonde: Dürrenmatt y enterre un genre qu’il juge trop rassurant, trop soumis à la logique et à la morale. Le roman policier traditionnel reposait en effet sur la restauration de l’ordre: un crime, une enquête, une solution. Mais pour Dürrenmatt, le monde réel ne connaît ni ordre ni solution. Le hasard, l’erreur, la folie gouvernent nos existences, et c’est pourquoi tout récit qui prétend les dompter relève de la fiction consolatrice. Cela finit par donner, sous la plume de l’auteur, de petits bijoux d’ironie noire, comme l’épatant La Panne, récit court, mais ambitieux avec lequel je suis entré dans l’oeuvre de Dürrenmatt il y a deux ans. La Promesse n’est pas moins épatant car si le commissaire Matthias est bien dans une certaine mesure l’incarnation du détective rationnel, son destin est à rebours de ceux d’un Poirot ou d’un Holmes des montagnes, côtoyant la folie, sans jamais y sombrer. Au lieu de rétablir le sens, il s’y perd; au lieu de résoudre le mystère, il en révèle l’abîme. Ce « requiem » est donc moins la mort du polar qu’une méditation d’une toute autre ambition littéraire, en forme de vrai-faux roman policier, sur la vanité de la connaissance humaine, sur l’écart entre la raison et le monde.

Sous la tension dramatique (et il y en a, ce récit est vraiment bien « troussé », comme on dit familièrement), La Promesse se lit donc comme une parabole sur la connaissance: vouloir comprendre le monde, c’est déjà s’y perdre. Dürrenmatt, moraliste ironique, se plaît à rappeler que l’ordre humain n’est qu’une fiction provisoire dans le chaos du réel. Le roman devient alors un conte noir sur l’échec de la raison, sur la promesse — vaine, mais nécessaire — que nous faisons à la vérité.

« Vous voyez que j’ai déjoué vos combines. Mais je sais que vous n’attribuerez pas seulement mes élucubrations à ce Réserve du patron -même s’il est vrai que nous en sommes déjà au deuxième litre-, vous sentez, pas vrai, que je dois encore raconter la fin de l’histoire, bien que ce soit à contrecœur, car cette histoire a hélas une chute, inutile de chercher à vous le cacher, et vous sentez déjà que cette chute est admirablement minable, tellement minable q’on ne pourrait même pas l’exploiter dans un roman ou un film digne de ce nom. Elle est tellement risible, bête et triviale que si on voulait coucher cette histoire sur le papier, il faudrait tout bonnement la sucrer. Mais en même temps, il faut bien reconnaître que cette chute parle absolument en faveur de Matthias, l’éclaire sous un autre jour, révèle le génie qu’il est véritablement, un être qui, sentant si profondément les facteurs de la réalité qui nous demeurent habituellement cachés, a réussi à percer les hypothèses et les suppositions qui nous entourent, effleurant ainsi ces lois qui restent hors de notre portée, celles qui sont le moteur du monde. Mais il les a seulement effleurées. Car hélas, le fait même que cette chute ignoble existe, qu’elle soit là comme quelque chose d’impossible à prévoir, un hasard, si vous voulez, prouve a posteriori l’absurdité de son génie, de ses plans et de ses agissements d’une manière encore plus cuisante qu’avant, quand on pensait encore, rue de la Caserne, qu’il faisait fausse route: il n’y a rien de plus cruel qu’un génie qui bute sur une ironie. Mais face à une telle éventualité, tout dépend de la façon dont le génie va négocier avec le ridicule sur lequel il a trébuché, s’il est capable ou non d’accepter ce ridicule. Matthias n’a pas pu l’accepter. il voulait que toutes ses pièces s’imbriquent aussi dans la réalité. Résultat, la réalité, il a dû la nier, et c’est sur ce vide qu’il a débouché. »

Friedrich Dürrematt, La Promesse (Die Verspechen, 1958), traduction nouvelle: Alexandre Pateau, Gallmeister-Totem, pp.158-159


Escapades en Europe – novembre 25: Suisse alémanique

Cette étape des Escapades en Europe croise ce mois-ci les Feuilles allemandes, un événement animé par Eva et Patrice.



Les autres participants:

Claudialucia – Friedrich DÜRRENMATT: Les physiciens

Ingannmic – Michael HUGENTOBLER: Terres de feu


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