Ödön von HORVÁTH: Un fils de notre temps
Un jeune homme au chômage, sans repères, trouve dans l’armée et l’idéologie une identité de substitution. Devenu soldat, il répète mécaniquement les slogans qu’on lui a inculqués, se coupe de son père marqué par la Grande Guerre, et s’engage dans une spirale de violence dont il ne pourra s’échapper. Un soir de permission, son regard rencontre celui d’une jeune femme, qui, à la fête foraine, tient le stand de la maison hantée. Mais la troupe est bientôt envoyée à la conquête d’un Etat riverain et hanter de sa violence les terres convoitées. Ainsi se poursuit le récit d’une conscience confisquée, ce fils de notre temps confronté à la séduction totalitaire…
Ödön von Horváth est un auteur aussi peu connu qu’important, dont j’ai déjà pu apprécier le roman Jeunesse sans dieu: le récit d’un professeur, contraint d’enseigner dans une Allemagne gagnée par le nazisme, qui observe l’endoctrinement de ses élèves, voit leur langage, leurs pensées et leurs gestes contaminés par la propagande raciste et nationaliste et finit par assister à la dérive violente jusqu’au meurtre de cette jeunesse embrigadée. J’avais aussi fort apprécié certaines de ses pièces, vues au Festival d’Avignon, Don Juan revient de guerre notamment – une oeuvre théâtrale qui, en dépit de la mort précoce et imbécile de son auteur (Horváth, après avoir fui deux fois le régime nazi, en 1933, puis en 1938, mourra bêtement écrasé par un arbre tombé sur le trottoir parisien un soir de tempête, alors qu’il s’apprêtait à rejoindre Robert Siodmak en Amérique), peut être considérée à l’égal de celle de Brecht. On ne lit plus beaucoup celui-ci non plus, à tort me semble-t-il. Mais je reparlerai de Brecht d’ici quelques jours, dans un prochain billet.
Publié en 1938, peu après la mort prématurée de son auteur, Un fils de notre temps est un roman bref, sec, implacable. Le narrateur, jeune chômeur désœuvré dans un pays en crise, trouve dans l’armée et l’idéologie une réponse à son vide existentiel. Allemagne et nazisme ne sont jamais nommés, cependant le lecteur comprend très bien qu’il s’agit de cela. Mais par cette omission de référence explicite, le texte d’Horváth acquière une universalité qui, tout en se nourissant de l’expérience historique de l’auteur, porte au-delà la reflexion sur le totalitarisme. Dès les premières pages, la voix du narrateur est saturée par le verbiage totalitaire : il n’a plus de langage personnel, mais parle la langue de la propagande. Les mots d’ordre – « nettoyer », « purifier », « servir » – remplacent toute pensée critique. Horváth montre ainsi comment le totalitarisme s’empare des consciences, les prive de leur singularité, impose une vision du monde sectaire et manichéenne. À cette logique de guerre permanente s’oppose l’expérience tragique du père, rescapé de 1914-1918, mais à laquelle le fils demeure insensible.
Dans son roman, Horváth insère cependant d’autres voix, rapportées par le narrateur lui-même : la lettre du capitaine, pleine de doute et d’humanité, ou encore les propos de la religieuse, marqués par la charité. L’ironie est mordante : c’est le narrateur, incapable de comprendre ces scrupules humanistes, qui rapporte leurs paroles, les filtrant malgré lui à travers son idéologie brutale. Le lecteur perçoit alors l’écart abyssal entre la voix de la propagande et la survivance obstinée d’un langage de compassion.
Progressivement, le narrateur traverse cependant des épreuves qui fissurent son aveuglement. Pourtant, même cette prise de conscience reste incomplète : la violence qu’il a intégrée, le culte de la force que le régime a inscrit en lui, ne lui laissent aucune échappée. La trajectoire s’achève dans un meurtre, comme si le lavage de cerveau initial avait définitivement condamné le personnage à reproduire la logique totalitaire.
Les dernières phrases du roman sont d’une intensité rare. Horváth y condense l’échec d’une vie et, au-delà, celui d’une génération embrigadée. L’effet produit est double : d’un côté, la sécheresse du style restitue l’implacable mécanisme d’un destin qui s’achève sans rédemption ; de l’autre, la beauté tragique de cette chute confère au texte une puissance poétique qui dépasse la simple chronique politique. Horváth montre qu’au cœur même de la langue confisquée par le totalitarisme, la littérature peut encore frapper, éveiller, secouer.
Un fils de notre temps n’est donc pas seulement un témoignage littéraire sur la montée du nazisme. C’est une œuvre majeure, plus réussie encore que Jeunesse sans dieu, qui continue d’interroger sur la fragilité des consciences et sur la facilité avec laquelle une idéologie peut coloniser la parole et la pensée. Du très très grand art, d’autant plus nécessaire en ces temps de tempête que nous traversons de nouveau depuis quelques temps.
« Avait-il raison d’être dégoûté par sa patrie? me demandé-je. Oui ou non?
D’accord, c’était une crapule – mais avait-il raison?
Est-ce qu’une crapule peut avoir raison?
Comme, par exemple, la fois où nous regardions nos aviateurs écraser de leurs bombes l’hôpital ennemi et mitrailler les fuyards qui se tortillaient sous les balles: le capitaine fit brusquement demi-tour et se mit à faire les cent pas derrière nos rangs.
Il gardait les yeux rivés à terre, comme s’il était perdu au fond de ses pensées.
Par instant seulement, il s’immobilisait et contemplait le calme de la forêt. Pui il hochait la tête, comme pour dire: « Oui, oui… »
Ou, par exemple, lorsque nous réquisitionnions dans ce village et qu’il nous a barré le chemin. Il est devenu blanc comme un linge et nous a crié qu’un soldat digne de ce nom ne pillait pas! Il a fallu que ce soit notre sous-lieutenant, ce jeune chien, qui lui explique que le pillage était non seulement autorisé, mais qu’il avait même été recommandé. En haut lieu.
Alors, il s’éloigna de nous, le capitaine. »
Ödön von Horváth, Un fils de notre temps (1938), traduction: Remy Lambrechts, L’étrangère/Gallimard
Publié (avec quelques heures d’avance!, autres LC obligent) dans le cadre d’une lecture commune proposée en hommage à Goran.
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