Ed McBain: Le dément à lunettes (87ème District, 14)

Publié par Cléanthe le

Quand vous êtes policier et qu’au milieu d’une douce journée d’octobre votre petite amie vous téléphone en vous donnant rendez-vous le soir-même, vous ne pensez pas habituellement que c’est la dernière fois que vous lui parlez. Même si vous êtes l’un des inspecteurs du commisariat du 87ème District. À Isola, pourtant, ce jour d’octobre vire au cauchemar. Quatre personnes sont abattues entre les rayonnages d’une librairie de Culver Avenue, fauchées sans sommation. Parmi elles, Claire Townsend, la fiancée de Bert Kling. Lorsque Carella découvre Kling agenouillé près du corps de celle qu’il devait épouser, la scène dépasse l’horreur policière: elle touche à l’intime, à l’irréparable. Dès lors, le roman ne sera plus seulement une enquête, mais une traversée du deuil et du choc, au cœur d’une brigade brutalement rappelée à sa vulnérabilité…

Avec Le Dément à lunettes, Ed McBain poursuit son exploration d’une mégalopole moderne, vue à travers le prisme de la vie d’une équipe de policiers, celle du 87ème District d’Isola. L’intrigue s’ouvre sur un massacre d’une violence sèche, presque absurde, et s’enlise ensuite dans l’incertitude. Les témoignages se contredisent, les descriptions du tireur divergent, aucune silhouette ne s’impose. Tout semble indiquer que la fusillade n’était pas un geste aveugle: quelqu’un était visé. Mais qui ? Et surtout, a-t-il péri sous les balles ou survécu, dissous dans la foule des témoins? L’enquête progresse par détours, faux espoirs, hypothèses avortées, jusqu’à une véritable panne sèche. McBain étire ainsi le temps de l’investigation, faisant sentir l’usure mentale des policiers, leur frustration devant une réalité qui résiste à toute mise en ordre.

Ce qui frappe surtout, c’est la manière dont la vie du commissariat prend le pas sur la mécanique policière. Et de ce point de vue, ce roman est un des plus réussis de la série. L’été indien d’Isola pèse encore sur les bureaux, la fatigue s’accumule, et le drame de Kling agit comme un révélateur: autour de ce jeune inspecteur brisé, une solidarité presque muette se met en place. Carella, Meyer, Byrnes — tous gravitent autour de lui, maladroits parfois, mais profondément humains. L’enquête elle-même ne se débloquera que par un regard extérieur, un déplacement inattendu du point de vue, d’une sordide histoire d’avortement clandestin à un crime antisémite, preuve que la vérité ne surgit pas toujours des procédures mais d’une attention plus diffuse au réel. McBain excelle dans cet art du détail banal qui, soudain, fait basculer la compréhension d’un crime.

En cela, Le Dément à lunettes s’inscrit pleinement dans la grande «comédie humaine» du 87ᵉ District (cela devient un lieu commun de le dire dans ces billets!). Plus qu’un simple polar, le roman capte le pouls d’Isola: ses lieux ordinaires, ses moments creux, ses drames imprévisibles. Il prend le temps de s’attarder, par exemple sur des enfants qui jouent, ou sur la vie intime des policiers. La violence n’y est jamais spectaculaire pour elle-même; elle surgit là où on ne l’attend pas, ici dans une librairie, au cœur d’un couple en devenir, au sein même d’une routine policière que l’on croyait solide. Et c’est précisément cette fragilité — des individus, des liens, des certitudes — qui fait la force durable de la série. Chez McBain, l’humour noir côtoie la tragédie, et même les personnages auxquels on s’attache ne sont pas à l’abri. Réaliste jusqu’au bout, le 87ᵉ District nous rappelle qu’à Isola, comme dans toute grande ville, nul n’est jamais tout à fait protégé. Que les contingences, heureuses comme brutales, font les tours et détours d’une existence. Et que le passage du temps se lit jusque dans les pierres et tensions d’une ville en réorganisation permanente.

« Les bâtiments de l’université se dressaient dans toute leur splendeur intellectuelle au milieu d’un quartier sordide, comme le souvenir d’une ère révolue. Quand l’université avait été projetée et construite,bien des années plus tôt, le quartier était un des plus résidentiels et des plus élégants de la ville, parsemé de petits parcs, avec des rues bordées d’hôtels particuliers et d’immeubles de luxe à portiers galonnés. Un faubourg populeux se développe parce qu’il faut bien qu’il s’étende quelque part. Dans ce cas précis, il se développa vers l’université, autour des facultés, l’entourant de misère et d’hostilité.L’université demeura comme un îlot de culture et d’érudition protégé par ses pelouses vertes comme par des douves et des ponts-levis.Etudiants et professeurs arrivaient chaque matin par le métro, et traversaient, les bras chargés de livres, un quartier où Le Fil du rasoir n’était pas un roman de Somerset Maugham mais tout simplement la vie quotidienne. Il est curieux de constater qu’il y avait peu d’incidents entre les gens du quartier et ceux de l’université. Une fois, un étudiant avait été assommé en allant prendre le métro, une autre fois une étudiante avait failli être violée, mais en général il régnait là une sorte de trêve tacite, une attitude de « laisser-faire» qui permettait aux habitants et aux universitaires de vivre leurs existences parallèles avec le minimum d’interférences. »

Ed MCBAIN, Le dément à lunettes (Lady, Lady, I dit it!, 1961), traduction de Louis Saurin et Jean-Charles Provost, Omnibus

Un billet publié à l’occasion du challenge Un Hiver polar proposé par Alexandra du blog Je lis, je blogue


1 commentaire

Alexandra · 24 décembre 2025 à 9 h 46 min

Merci pour cette nouvelle participation au challenge. L’extrait que tu as choisi montre à quel point le style d’Ed McBain est évocateur. C’est encore un bon cru !

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