Jules VERNE: Kéraban le têtu

Publié par Cléanthe le

A Constantinople, sur la rive européenne du Bosphore, Kéraban, riche négociant turc, refuse catégoriquement de payer une taxe absurde imposée aux bateaux qui traversent le détroit. Obstiné comme pas un, il préfère faire le tour complet de la mer Noire par voie de terre pour rejoindre sa demeure située… de l’autre côté, à Scutari. Ce caprice, qui pourrait relever de l’anecdote, se transforme bientôt en une expédition rocambolesque. Car Kéraban ne voyage pas seul: autour de lui gravitent ses compagnons de route, figures contrastées qui soulignent son entêtement. On trouve son ami hollandais Van Mitten, placide et désireux de découvrir ces pays avec un œil de curieux, mais perpétuellement frustré par la précipitation du voyage; son fidèle serviteur Bruno, plus pittoresque que véritablement utile; et Ahmet, le neveu de Kéraban, amoureux de la jeune Amasia. Car une seconde intrigue se greffe au voyage: celle du mariage contrarié d’Ahmet et d’Amasia, menacé par un rival qui fomente l’enlèvement de la jeune fille…

Quel plaisir que ce « petit » Jules Verne, sans doute pas le plus connu de la série des « Voyages extraordianaires », mais qui est tombé à point pour cette étape du Challenge Escapades en Europe, consacré ce mois-ci aux Rives de la Mer Noire! Un tour de la Mer Noire, parodiant les tours du monde terrestres, aériens ou sous-marins à quoi Jules Verne nous a auparavant habitué. Une histoire d’amour et d’enlèvement qui retrouve et détourne les codes les plus anciens du roman, ceux des romans grecs de l’Antiquité, où l’histoire d’amour, l’épreuve et la séparation imposée par les hasards du voyage structuraient l’action romanesque. Tout le plaisir est dans cette distance que Jules Verne a su prendre, par l’intermédiaire d’un personnage haut en couleurs, avec les codes et les attendus d’un genre romanesque.

L’entêtement de Kéraban, qui impose de contourner toute la mer Noire, transforme ainsi le récit en course contre la montre: il faut arriver à temps pour que le mariage ait lieu. C’est un procédé que Verne avait déjà expérimenté dans Le Tour du monde en quatre-vingt jours. Mais cette précipitation a ici une conséquence ironique: Van Mitten, qui rêve d’observer les paysages et les coutumes, ne fait que traverser les pays au pas de course, sans rien voir. L’homme achète un guide de voyage pour préparer ses visites, ainsi qu’un carnet pour noter ses impressions – mais il n’aura guère l’occasion de s’en servir. Ce motif récurrent chez Verne – le carnet du voyageur, mémoire de l’exploration – devient ici un gag: l’obstination de Kéraban interdit au roman de se déployer selon les modalités attendues des « Voyages extraordinaires« . Pas de longues listes de minéraux, d’animaux, de coutumes ou de développements encyclopédiques: Kéraban n’a ni le temps ni l’esprit de s’y arrêter. Le roman prend alors une dimension métaromanesque, jouant avec les attentes du lecteur de Jules Verne, qui se trouve frustré de ce qu’il attendait, et comblé par une comédie de situation. Tout le récit est ainsi placé sous le signe de la prétérition.

Kéraban cependant n’est pas seul dans son genre. Il appartient à une famille de personnages verniens qu’on découvre au hasard de certains de ses romans: ces « loustics », entêtés, volontiers bougons, dont le caprice ou la folie entraîne les autres dans des aventures disproportionnées. Mais il s’en distingue par l’excès même de son entêtement, qui fait de lui une caricature de l’orgueil, un homme littéralement possédé par son idée fixe, prêt à renverser le monde pour ne pas céder d’un pouce. Pendant comique des aventuriers verniens, envers loufoque et bon vivant de la folie qui hante certains de ses personnages, Kéraban est donc d’abord une construction de papier, comme si Jules Verne s’était amusé ici avec les propres ressorts de son oeuvre romanesque, dans ce qui s’affiche clairement comme une auto-parodie d’un auteur habile à rire de ses propres procédés pour se renouveler et renouveler l’intérêt de son public.

Je peux affirmer justement que je me suis tout particulièrement amusé à ce périple ironique. L’ironie se manifeste dès le seuil du récit: Van Mitten, arrivant à Constantinople un jour de Ramadan, ne retrouve pas l’Orient foisonnant et bruyant dont il rêvait. Jouant avec les attentes orientalistes de son lecteur, Verne s’amuse à mieux les contredire, tout en nourrissant malgré tout son récit de descriptions pittoresques. L’art des dialogues, le goût du bon mot pimentent tout cela d’un esprit de bonne humeur, relevant d’un comique peut-être plus convenu, mais efficace, hérité des premières expériences dramatiques de l’auteur. Kéraban le Têtu multiplie ainsi les scènes de comédie, parfois dignes du théâtre de boulevard, avec ses contretemps et son rythme endiablé.

Bien sûr, derrière la comédie, on trouve, comme souvent, un envers plus grinçant. Kéraban est un véritable tyran: il impose ses caprices, somme ses compagnons de céder à sa volonté, et fait de son entêtement une loi à laquelle nul ne peut échapper. Certes, Verne en rit, et Kéraban lui-même peut rire de ses contradictions; mais le rire n’efface pas la violence symbolique exercée sur les autres. Van Mitten est emporté malgré lui, privé de tout loisir de voyage, et même menacé d’un mariage qu’il ne désire pas. Le roman prend alors une coloration ironique: l’indépendance, valeur souvent célébrée par Verne, se retourne ici en son contraire – non plus liberté de l’individu face au monde, mais joug d’un entêtement qui réduit autrui en simple accessoire d’une idée fixe.

Proposée par Tadloiduciné, la lecture commune de ce roman s’imposait tout naturellement dans le cadre des Escapades en Europe, où il prend une place particulière: en suivant l’entêtement absurde d’un marchand turc, Verne nous fait voyager à travers tout le pourtour de la mer Noire. Mais au lieu de livrer une fresque encyclopédique, il se parodie lui-même et détourne les codes de ses propres « Voyages extraordinaires« . L’Europe orientale n’apparaît qu’en éclairs, traversée à grande vitesse, comme si l’obsession du héros vidait le voyage de sa substance. Ce décalage produit un roman singulier, où l’humour et la satire prennent le pas sur la vocation pédagogique, où l’espace parcouru n’est pas tant décrit que convoqué comme décor d’une vaste comédie humaine. Le voyage, vidé de sa substance par l’idée fixe d’un seul homme, se transforme en miroir ironique des attentes du lecteur. Chacun aura compris je pense que j’ai beaucoup aimé!


« La nuit était extrêmement sombre. Si le Hollandais espérait voir, si peu que ce fût, des phénomènes naturels signalés par le postillon, il se trompait; mais quant à ces sifflements réguliers qui emplissaient parfois l’air d’une rumeur assourdissante, il eût été difficile de ne pas les entendre, à moins d’être sourd.

En somme, s’il avait fait jour, voici ce qu’on aurait vu: une steppe boursouflée, sur une grande étendue, de petits cônes d’éruption, semblables à ces fourmilières énormes qui se rencontrent en certaines parties de l’Afrique équatoriale. De ces cônes s’échappent des sources gazeuses et bitumeuses, effectivement désignées sous le nom de ‘volcan de boue », bien que l’action volcanique n’intervienne en aucune façon dans la production du phénomène. C’est uniquement un mélange de vase, de gypse, de calcaire, de pyrite, de pétrole même, qui, sous la poussée du gaz hydrogène carboné, parfois phosphoré, s’échappe avec une certaine violence. »

Jules VERNE, Kéraban de têtu (1883)


Escapades en Europe – septembre 25: les Rives de la Mer Noire



Exceptionnellement, ce mois-ci, je retarderai de quelques jours la publication de mon billet récapitulatif, autour du 18 ou du 19, je pense, pour pouvoir intégrer les billets en retard, suite à un petit embouteillage de LC et challenges… 😉

Les autres participants:

Claudialucia: Jules Verne – Keraban le têtu

Nathalie: Ovide – Tristes Pontiques

Sacha: Mioara Tudose – Fleur, une histoire roumaine

Tadloiducine: Jules Verne – Keraban le têtu

Je lis, je blogue: Kapka Kassabova – Lisière


2 commentaires

tadloiducine · 15 septembre 2025 à 8 h 06 min

Bonjour Cléanthe
Je vais rajouter ton billet à mon « challenge 120 ans Jules Verne (1828-1905) [rien ne t’interdit d’y rajouter logo et lien, hein…]. On est déjà trois, avec ClaudiaLucia, à avoir fait cette « lecture commune » sur Kéraban (et non approches se complètent bien, je trouve), je me demande s’il y en aura d’autres…
En tout cas, Pativore a chroniqué un autre titre dans le cadre du challenge!
(s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

Sacha · 15 septembre 2025 à 8 h 09 min

Merci d’avoir relevé ma participation roumaine que j’avais omis de signaler!
Keraban le têtu est un personnage comme je les aime dans les romans d’aventure et l’ironie dont Jules Verne fait visiblement preuve dans ce roman est très alléchante !

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