Dezsö KOSZTOLÁNYI: Anna La Douce
A Budapest, en 1919, après la chute de la République des Conseils de Bela Kun, les Vizy, un couple de la bourgeoisie hongroise, pressé de retrouver son statut, se concentre sur la recherche d’une nouvelle bonne. Madame Vizy, obsédée par la quête de la perle rare, engage enfin, après de nombreuses tentatives infructueuses, Anna, une jeune femme discrète et dévouée. D’abord réticente, Anna finit par s’intégrer parfaitement à son rôle…
Je reprends avec ce billet la rédaction de mon carnet de lecture, abandonné temporairement à l’occasion d’une longue pause estivale. Anna La Douce fait partie d’un groupe de romans, lus à la fin du printemps ou au tout début de l’été, que je n’avais pas pris le temps alors de chroniquer. Ce n’est pas un exercice inintéressant que de chroniquer ainsi un livre après coup. L’anecdotique s’en retire. Seule reste une impression, une signature, une posture, qui fait un peu du titre d’un roman, comme d’un nom propre, une personnalité. Et cela est d’autant plus vrai ici que j’y découvrais un auteur. Bien que son oeuvre reste un peu confidentielle en France, Dezsö Kosztolányi est un des grands écrivains hongrois du XXe siècle. Son écriture neutre, et cependant jamais froide, se garde de toute introspection psychologisante, à juste distance de son objet. Et c’est ce qui en fait le prix justement dans ce roman.
Ce n’est pas éventer le propos en effet que de révéler que la douce Anna ne va pas le rester bien longtemps – le 4e de couverture dit tout déjà de la trame de cette histoire, qu’on pourrait situer entre Les Bonnes de Genet et La Porte de Magda Szabo. La singularité de l’écriture de Kosztolányi est de ne pas chercher à entrer dans l’explication d’un crime sordide, mais de se contenter de présenter des faits. Exploitée, humiliée et maltraitée, notamment par le neveu de la famille, qui abuse d’elle, silencieuse et docile en apparence, Anna commet un crime brutal et inattendu. Au lieu de chercher des mobiles (comme le ferait un roman policier), des motivations, voire des justifications ( à la manière du roman psychologique) , Kosztolányi se garde d’entrer dans l’esprit de son héroïne et laisse au lecteur le soin d’interpréter ses actions, épinglant au passage la violence sourde qui sous-tend les relations entre maîtres et domestiques dans une société en pleine mutation. L’art de la sourdine dont fait preuve l’auteur est à la hauteur justement des violences rentrées, des frustrations subies par Anna, débouchant sur un l’acte de violence de la jeune bonne, la sauvagerie de son crime.
Entre satire sociale et psychanalyse, le propos de Kosztolányi est celui d’un grand écrivain – un de plus, dans cet espace littéraire d’Europe centrale que j’ai décidé depuis quelques mois d’explorer un peu plus. Deux autres romans ont été publié aux Editions Viviane Hamy: Alouette et Le Cerf-volant d’or, ainsi qu’un recueil de nouvelles: Le Traducteur cleptomane – promesse de belles lectures à venir.
“Après Vienne, majestueuse et rayonnante, la pauvre petite Pest lui parut si familiale qu’il en fut presque attendri. C’était un après-midi enchanteur, frais, idyllique, un de ces après-midi d’hiver où la joie de vivre pétille de toutes ses étincelles. Une neige craquante recouvrait la ville. Les lions en pierre du pont aux Chaînes avaient le front recouvert d’une neige qui les enveloppait d’une sorte de foulard blanc. Des patins tintaient dans les mains des femmes qui couraient à la patinoire, les clochettes des traîneaux faisaient ding-dong. Le gel, un gel dur, salutaire, picotait les joues. Chez Gerbeaud, les lustres des salles scintillaient, et les vitrines du centre-ville, de la rue Vàci, de la rue du Prince de la Couronne, des vieilles rues du siècle dernier, s’allumaient les unes après les autres, ces vitrines où tout paraissait à présent plus appétissant, plus féerique que jamais: les chaussures, et les livres, et les bouteilles d’eau minérale sur les rochers couverts de mousse, à côté d’un petit jet d’eau artificiel, et puis les pâtes de coings, les montagnes de noisettes, les monceaux de noix, jusqu’aux cônes de dattes berbères, savoureuses, encore humides – comme les lointains souvenirs d’enfance, les cadeaux de la Saint-Nicolas. A tout instant, le ciel aussi prenait part à ce jeu scénique de lumières. Vert pomme derrière la colline Gellért, il rosissait vers le palais royal, et finissait par retomber en cendres d’un gris pâle: alors surgissaient les petites étoiles d’hiver, des étoiles minuscules, au scintillement lumineux.
Dezsö Kosztolányi, Anna La Douce, traduit du hongrois et préfacé par Eva Vingiano de Pina Martins, Editions Viviane Hamy, 1992, p.241
8 réflexions sur « Dezsö KOSZTOLÁNYI: Anna La Douce »
Cette littérature hongroise mérite totale attention. J’ai lu ce Traducteur kleptomane (https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2023/03/le-traducteur-cleptomane.html) plus dans la fantaisie) mais je sais que cela vaut la peine connaitre l’auteur, merci pour l’avis.
Je file lire ton billet, car ce recueil de nouvelles fait très envie.
Je ne connais pas du tout cet auteur ; ce que tu en dis est intéressant. Je vais explorer la bibliothèque, on ne sait jamais.
Cet auteur vaut vraiment la découverte.
Cela fait plaisir de voir une chronique de Kosztolányi, un nom qu’on ne voit pas si souvent. Je te recommande également son “Alouette”, si fin!
Je l’ai découvert un peu par hasard chez un bouquiniste. Et comme le nom me disait vaguement quelque chose, et que j’ai ces temps-ci des envies d’Europe centrale, je l’ai acheté. Je ne regrette pas cette découverte! Merci pour ton conseil, je vais essayer de me procurer “Alouette”.
J’aime beaucoup la littérature d’Europe centrale. Je suis pratiquement sûre d’avoir ce livre sur nos étagères et ton billet me donne envie de le ressortir. Tu mentionnes Magda Szabo que j’ai beaucoup appréciée.
Ce livre a été une très belle découverte. J’en ai un autre moi aussi sur mes étagères que je vais mettre rapidement à mon programme de lecture.