Guillermo MARTINEZ: La mort lente de Luciana B.
Un dimanche matin, le narrateur, un romancier et un critique spécialiste des avant-gardes littéraires, est réveillé par un coup de fil de Luciana B., qui l’appelle au secours. Le narrateur a connu Luciana, dix ans plus tôt, une jolie jeune fille à peine sortie de l’adolescence avec laquelle il a failli avoir une aventure. Mais l’histoire que Luciana, sortie brusquement du passé, a à lui raconter est d’une toute autre couleur: autour d’elle, les morts s’accumulent, liés à la personnalité d’un écrivain à succès, Kloster, dont elle a été jadis la secrétaire. Luciana dit craindre pour sa vie et celle de ses proches. Le narrateur acceptera-t-il de la suivre dans le récit qu’elle lui fait de sa tragédie?
Profitant de l’actualité argentine du Salon du livre, j’ai mis à profit cette semaine pour me plonger dans l’oeuvre d’un écrivain argentin, que je connaissais vaguement par l’adaptation cinématographique d’un de ses livres (Mathématique du crime). Et je dois dire que c’est une bien belle découverte. Cette mort lente de Luciana B. est celui de ses roman que j’ai trouvé le plus ambitieux, mais je reparlerai sous peu des autres.
Au moyen d’une horrible gradation de meurtres qui n’ont rien a envier aux meilleurs romans policiers, Guillermo Martínez produit en effet ici un livre fascinant, envoûtant, sur lequel règne une atmosphère d’inquiétude, que même la chute ne parvient pas à dissiper. Mais d’abord s’agit-il bien d’une chute? Et s’agit-il seulement de meurtres? Dix ans auparavant, Luciana a été employée comme secrétaire par Kloster, pour lui dicter ses livres. Une histoire qui s’est mal finie, sur un geste malheureux de Kloster, la tentative de lui voler un baiser, qui a conduit Luciana a porter plainte pour harcèlement contre son ancien employeur. Quel rôle la jeune fille a-t-elle joué dans cette relation naissante? On aimerait imaginer que tout vient d’elle, d’une tentative poussée de séduction à l’égard des hommes qu’elle cherche à instrumentaliser. Et pourtant, n’est-ce pas l’excuse habituelle de ceux qui abusent que d’accuser leur victime d’être responsable de la violence subie? Les hommes qui ont approché Luciana (le narrateur, Kloster), ne manifestent-ils pas au cours du roman une attirance un peu trop poussée pour des filles bien jeunes, ce qui jette de fait une ombre de soupçon sur leur lecture des faits? Ces questions – et ce ne sont pas les seules que l’on se pose en lisant le roman – illustrent la manière de Guillermo Martínez, auteur habile de fictions piégées qui mettent en déroute notre faculté d’interprétation. Il y a dans ce jeu avec le récit, dans ce “méta-roman” policier, dont l’un des enjeux est de savoir s’il s’agit justement d’un roman policier, c’est-à-dire si les morts sont bien des meurtres ou le produit d’imaginations dérangées, quelque chose qui indique l’influence évidente de Borgès sur cet écrivain argentin. Mais Guillermo Martínez est aussi mathématicien, et le jeu de l’écrivain est en partie aussi donc un jeu habile qui exploite les possibilités des spéculations logiques et mathématiques. Entre références à Henry James (qui est avec Luciana le seul point commun entre Kloster et le narrateur) et théories des séries et du hasard, la fiction progresse, prenant à partie le désir de fiction du lecteur, sa volonté d’y croire, multipliant les lectures possibles des faits: Luciana est-elle folle, victime d’un concours d’événements particulièrement horribles, ou bien le jouet d’un écrivain pervers, qui poursuit sa vengeance, comme on écrit un roman, par delà les années? Kloster lui même est-il sain d’esprit? Et que penser du narrateur, de son propre désir de revanche, de sa jalousie à l’égard d’un confrère qui a mieux réussi que lui? On comprend que ce jeu, divertissant, n’est pas gratuit cependant, car il constitue le plus bel hommage à la littérature, à la fiction. Au final, nous savons que le livre que nous lisons est la version produite par le narrateur des faits qui viennent de nous être racontés. Nous savons qu’il en existe une autre version, le roman secret écrit par Kloster au cours de ces années. Version rivales, antagonistes, fortes de leurs conceptions radicalement opposées de la littérature, c’est-à-dire du monde, de la vie. Car au fond qu’est-ce qu’un livre, sinon l’effort de produire un récit qui rende le réel possible? ou plus simplement acceptable? Décidément, comme ceux de Borgès, sous prétexte de nous divertir, les jeux de Guillermo Martínez sont des jeux bien intelligents.
6 réflexions sur « Guillermo MARTINEZ: La mort lente de Luciana B. »
J’ai vu l’adaptation de crime à Oxford. J’ai l’impression qu’on retrouve certains éléments. Je suis tentée par ce roman…
@Maggie: j’ai lu celui-là aussi, mais je suis un peu débordé en ce moment et je peine à mettre de l’ordre dans la tenue de mon blog.
Je ne connaissais pas du tout cet écrivain mais ton article me tente beaucoup, j’aime ses jeux de mise en abîme.
@Titine: j’en ai lu deux autres de lui, tout aussi convaincants.
Je viens juste de le finir, tu en parles bien. J’aime notamment ton avant-dernière phrase sur la littérature.
Je te conseille aussi les autres romans de cet auteur, tout aussi intéressants. Mais c’est quand même celui-ci que je préfère, sans doute parce qu’il parle de littérature…