Jérôme FERRARI: Dans le secret

Jérôme FERRARI: Dans le secret

Ferrari--Dans-le-secret.jpgAntoine, la quarantaine, vit entre son épouse, pour laquelle il éprouve une sorte d’idéalisation respectueuse, et les exigences d’une existence débridée, le soir, dans le bar dont il est propriétaire, en Corse, une vie d’alcool et de sexe. Mais cette vie est un malentendu : Antoine avait cru pouvoir maintenir une stricte division entre les différentes facettes de sa vie, une stricte séparation entre ces mondes, et voilà qui brusquement s’effondre, un petit matin où, au retour d’une nuit d’orgie, sa femme, après l’amour, lui glisse à l’oreille des mots énigmatiques. C’est le début de l’effondrement d’un homme contraint à prendre brutalement conscience sur quelles hypocrisies il a construit sa vie pour fuir l’effondrement d’un monde, qui le précède – une crise qui met à jour la fragilité des hommes et leur goût lancinant pour la brutalité.

En un sens, peut-on faire plus classique que le roman de Jérôme Ferrari ? La crise de la quarantaine. Un homme qui, dans l’intimité d’une vie conjugale officiellement respectable et sans histoires, découvre que sa femme a sans doute des désirs indépendamment des siens et que ce sur quoi il a construit sa vie est un édifice fragile, une fuite en avant. C’était déjà le motif de la Traumnovelle de Schnitzler, repris par Stanley Kubrick, au cinéma, dans Eyes Wide Shut. Sur cette intrigue classique, Jérôme Ferrari a produit un désordre, une œuvre chaotique et foisonnante qui peut impatienter, à l’image du bar glauque qui abrite la déchéance d’Antoine : jamais l’amour -plutôt le sexe le plus cru consommé jusqu’à l’épuisement-, l’alcool, la drogue ne sont une fête, mais l’illusion, une expérience de la limite, qui pousse les êtres et les corps au bord de la rupture. Saturé de références philosophiques qui ne se disent pas toujours explicitement, mais travaillent la prose de l’auteur, le texte est lui-même presque étouffant, dans cette espèce de perfection formelle qui caractérise le style de l’écrivain. La construction qui mêle les voix (celle d’Antoine et de son frère cadet, Paul, une sorte de clochard alcoolique, qui passe ses journées scotché devant la télévision), qui juxtapose les époques (on plonge jusqu’au 18éme siècle dans ce portrait d’une Corse travaillée de violence et de contradictions) pourra fatiguer elle aussi. On pourra reprocher à Jérôme Ferrari de vouloir trop en faire en moins de 200 pages. Un tel projet aurait peut-être réclamé un développement foisonnant, une production baroque, à la manière latino-américaine.

Ce sont des reproches qu’on peut faire à ce roman. Pourtant, il y a dans la langue de Ferrari quelque chose qui me fait aussitôt oublier ces reproches. Un ton sans doute. Quelque chose d’une insularité que je ne peux pas m’empêcher, lorsque je le lis, de mettre en rapport avec le ton de certains romans policiers italiens, par exemple les très bons polars tessinois d’Andréa Fazioli (c’est cette insularité aussi d’une terre travaillée de culture italienne, bien que d’un autre pays : la France ici, la Suisse chez Fazioli). On trouvera aussi dans ce roman l’expression de la cohérence d’un projet littéraire, qui n’a pas commencé avec Le Sermon sur la chute de Rome et qui donne envie de découvrir l’un après l’autre chacun de ses récits. Pierre après pierre, Jérôme Ferrari construit son édifice. La réflexion sur l’idée de monde, centrale dans Le Sermon, est déjà présente ici. Mais c’est surtout pour le motif du rêve que ce Dans le secret est précieux : une forme récurrente qui donne sa véritable unité au propos de l’auteur. Chacun de nous est-il autre chose que ses rêves, des rêves terrifiants ou bien encore avortés ? Pouvons-nous mettre un terme à cet enfermement si, nos rêves avortés, ne subsiste plus de nous que le goût brutal pour la violence et l’autodestruction, qui est le véritable moteur de nos existences ?

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