Ed MCBAIN: A la bonne heure (87ème District, 12)

A Isola, l’hiver n’était déjà plus qu’un mauvais souvenir. Le printemps avançait et la ville, soudain, semblait vouloir l’accueillir comme une invitée de marque. Avril, cette année-là, avait quelque chose de tendre, presque émouvant: les citadins, adoucis par la montée du vert le long des façades de béton, se surprenaient à ralentir le pas. On flânait à loisir dans Grover Park. Dans cette ambiance douce et fragile, alors que tout paraissait renaître, un premier appel téléphonique vient fissurer l’apparente tranquillité: un commerçant, puis un autre, sont sommés par leur mysterieux interlocuteur de fermer boutique « pour leur bien ». Et presque au même moment, on retrouve un homme mort. De quoi rappeler que, printemps ou pas, la ville ne désarme jamais…
Je poursuis ma lecture de la série du 87e District, et ce douzième épisode, À la bonne heure (The Heckler, 1960), marque une étape charnière: c’est ici que surgit pour la première fois le Sourdingue (The Deaf Man), ce criminel joueur et méthodique, génie récurrent du mal et véritable ombre portée sur l’ensemble du cycle. L’intrigue prend d’abord l’allure d’un mauvais canular: une série de coups de fil menaçants, une panique diffuse chez les petits commerçants, un « emmerdeur » qui semble ne vouloir que semer le trouble. Mais très vite, les policiers du 87e comprennent que derrière ce vacarme de surface se déploie un plan bien plus précis, une stratégie calculée pour saturer, détourner, égarer.
Comme souvent chez McBain, et c’est cela que j’apprécie tout particulièrement dans cette série, Isola, la ville imaginaire, inspirée de New-York où l’auteur situe ses romans, n’est pas un simple décor: c’est un organisme vivant, qui évolue de livre en livre. Ici, c’est la construction d’un immense centre commercial qui s’impose dans le paysage, symbole de modernisation, de spéculation, d’ambitions urbaines — et, bien sûr, terrain rêvé pour de nouveaux crimes… Ce chantier, encore inachevé, deviendra un nœud de tension du roman. McBain excelle à montrer comment une ville qui se transforme crée de nouveaux angles morts, de nouvelles possibilités pour le crime, mais aussi de nouveaux espaces où la police doit apprendre à se mouvoir.
Le printemps, omniprésent dans le texte, donne au roman une atmosphère particulière : c’est la saison du renouveau, mais aussi celle où les illusions fleurissent, où tout semble possible — y compris les manipulations les plus subtiles. Les policiers, eux, affrontent ce climat comme ils affrontent l’enquête : avec une lassitude tenace, une lucidité patiente, et cette conscience que la météo, à Isola, n’a jamais suffi à calmer les esprits.
Le roman se déploie alors comme un feuilleton policier parfaitement réglé : Carella, Meyer Meyer, Kling et les autres avancent à tâtons, interprètent, ratent parfois, recollent les morceaux. Le Sourdingue, lui, joue à un autre niveau, avec une précision qui frôle le plaisir artistique. Tout cela est, comme toujours, très efficace. D’autant que McBain sait jouer avec brio de la mécanique chorale propre au 87e District: une part de quotidien, une part de chaos, énormément d’humour sec, et cette façon si particulière qu’a l’auteur d’orchestrer ses intrigues comme des partitions où chaque voix compte.
Bref, je poursuis la série avec un enthousiasme intact, même si ce n’est pas à un rythme rapide – 2 ou 3 par an. À mesure que j’avance, ces romans, pris un à un, forment une œuvre infiniment cohérente: un portrait de ville, un laboratoire social, et une galerie de personnages qui deviennent un peu des familiers. Et puis, il y a le ton inimitable de l’auteur. Prochaine étape ? Le volume suivant, forcément. Isola m’attend.
« L’individu que l’on découvrit à Grover Park était en tenue d’été, de plein été. Il ne portait pour tout vêtement qu’une paire de souliers noirs et des chaussettes blanches, ce qui aurait pu le faire arrêter pour attentat à la pudeur dans n’importe quelle ville du monde. Mais cet estimable personnage se souciait tout aussi peu des rigueurs de la loi que de celles de la température. Ce monsieur était mort. »
Ed McBain, A la bonne heure (The Heckler, 1960), traduction de Louis Saurin et Claire Céra, 87e District, tome 2, Omnibus.
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