Henry CÉARD: Une belle journée
Madame Duhamain s’ennuie. Femme d’un architecte qui se soucie peu de ses désirs, elle vit dans un appartement parisien où chaque geste a la fadeur de l’habitude. Son mari, gentil mais sans relief, ne voit pas sa lassitude. Depuis une rencontre fortuite dans la cage d’escalier à propos d’une question de voisinage, Trudon, commis de commerce volubile et un peu prétentieux, a réveillé son désir. Il l’amuse, l’intrigue, et un soir de bal parvient à l’émoustiller. Un dimanche, profitant de l’absence du mari parti à la campagne, Trudon et Madame Duhamain se donnent rendez-vous aux portes de Paris. Trudon lui propose une escapade: une simple promenade, un déjeuner. Elle hésite, puis cède. Et la « belle journée » commence. Dans le village de Bercy, sous un ciel encore beau, tout semble possible: un parfum de liberté, un trouble encore discret. Mais au fil des heures, l’ennui s’invite. Le vernis du rêve se craquelle : le déjeuner raté, la conversation banale, la maladresse des gestes, les silences lourds. L’idylle attendue se dérobe…
Pour l’étape d’octobre des Escapades en Europe, nous quittons les rives lointaines du voyage pour revenir à ce qui fut, au XIXᵉ siècle, l’un des plus grands terrains d’exploration des écrivains: le réel. Après les flamboiements romantiques, les romanciers réalistes et naturalistes choisissent en effet d’observer la vie dans ses détails les plus ordinaires: gestes, décors, paroles, silences. De Balzac à Zola, de Verga à Fontane, de Galdós à Maupassant, le choix était vaste. Après quelques hésitations, j’ai fini par me tourner vers Henry Céard, l’un de ces «petits maîtres» du naturalisme, dont l’unique roman, Une belle journée, condense à lui seul tout un monde de désirs contrariés et de vérités silencieuses.
Publié en 1881, Une belle journée s’inscrit en effet dans la mouvance naturaliste. Proche de Zola (il fut l’un des six qui publia dans le recueil collectif Les Soirées de Médan), mais aussi très influencé par Flaubert, Céard s’intéresse à une forme particulière de déterminisme: celui du désir étouffé par la banalité. Le projet du roman est simple — presque une gageure: raconter une histoire où il ne se passe rien, mais où tout se joue. L’aventure amoureuse tourne court, mais c’est justement dans cet échec que se révèle la vérité humaine. Céard montre comment le rêve romantique se dissout dans le réel, comment la passion imaginée bute sur la trivialité des corps, des lieux, des mots.
Madame Duhamain est une sœur discrète d’Emma Bovary. Comme elle, elle rêve d’un ailleurs, mais Céard refuse le spectaculaire de la faute. Le romancier fait de son héroïne une femme de l’entre-deux: elle désire sans oser, elle espère sans agir. Et se rend très vite compte de la vacuité de cette expérience. Ce qui l’attire dans Trudon, c’est moins l’homme que la promesse d’un scénario différent, d’un rôle romanesque à jouer. Mais Trudon, sous ses airs de galant, n’est qu’un miroir du monde dont elle veut s’échapper: verbeux, vulgaire, plein de lieux communs. À mesure que la journée s’écoule, son charme se dissout. Céard en tire une leçon cruelle: les illusions amoureuses ne se brisent pas dans le drame, mais dans le ridicule. Cette journée manquée, sans éclat ni crise, devient une parabole du quotidien bourgeois: un monde où les sentiments eux-mêmes s’usent au contact de la réalité. Sous la plume de Céard, le naturalisme devient ainsi une esthétique du désenchantement. Les objets, les odeurs, la lumière d’un après-midi d’octobre — tout cela, loin d’être neutre, renvoie à la pesanteur de la vie ordinaire.
Pour cette raison je dois dire que j’ai pris un très grand plaisir à cette lecture. Le style de Céard épouse la lenteur du jour: phrases descriptives, rythme presque tactile, attention aux odeurs, à la poussière, à la fatigue. L’écriture avance comme la journée elle-même — d’abord vive (quelle description enlevée de la scène de bal au début du roman!), puis de plus en plus engourdie (quelle non moins superbe évocation du cabinet particulier où chaque objet pèse de sa présence et rajoute au sentiment de l’ennui des personnages!). J’ai plusieurs fois pensée à la peinture. Aux Impressionnistes, justement, qui ne chantent pas que les bonheurs légers de la vie. Ou déjà à certains films de Renoir. Car si l’ennui est la condition partagée des personnages, le lecteur lui ne s’ennuie pas! À travers la précision concrète d’une écriture inspirée, Céard rejoint la peinture de Manet ou de Caillebotte: une vision moderne, désabusée, du monde urbain et de ses marges.
On comprend pourquoi Zola tenait Céard en estime! Il y a chez lui une rigueur quasi scientifique, mais aussi une sensibilité aiguë au vide moral des existences. Le roman s’achève comme il a commencé, dans le silence: le silence des gestes avortés, des mots qui ne viennent pas, de la vie qui reprend son cours. Ce petit roman oublié d’un des maîtres accomplis, quoique aujourd’hui négligé, du naturalisme garde une force singulière. Car il parle bien sûr d’abord de condition bourgeoise, de l’inégalité des hommes et des femmes dans cette société au regard du désir: Trudon enchaîne les conquêtes amoureuses, notamment vénales et ne voit dans les femmes qu’une source de plaisir; Mme Duhamain se contente de vagues aspirations, même pas forcément érotiques, à une amitié solide avec un homme qui la sortirait de la banalité de son existence. Mais il parle aussi de quelque chose de plus universel sans doute: de cette tension entre le rêve et le réel, entre le désir d’évasion et la peur de rompre. C’est un livre sur le moment où la vie refuse le romanesque. En cela, plus proche de Flaubert sans doute que de Zola, Céard anticipe quelque chose de notre modernité: l’expérience du vide, la conscience aiguë des occasions manquées, le poids d’une lucidité sans issue. Dans cette Escapade d’octobre, Une belle journée nous ramène à l’essentiel: explorer la vie telle qu’elle est, sans embellissement ni morale. Et peut-être faut-il comprendre que, parfois, le vrai drame du réel se joue en silence — au détour d’un regard, d’un mot banal, d’une belle journée qui n’aura pas tenu ses promesses. Mais quel beau livre en revanche! Et quelle belle journée passée à en tourner les pages!
« Et pendant cette conversation qu’il jugeait si habile, Mme Duhamain éprouvait la gêne frissonnante d’une femme surprise, en déshabillé, dans son cabinet de toilette. Elle était froissée au plus profond de ses délicatesses, blessée au plus sensible de ses pudeurs. Pas une phrase, pas un détail intime qui ne lui semblât un mépris ou une insulte. Son cœur se levait de dégoût. Au dedans d’elle un grand écroulement se faisait. Une tristesse morne l’envahissait à mesure qu’elle découvrait les grossièretés cachées dans ce Trudon. Et dire que pendant une semaine entière cet homme avait été toute son espérance, et qu’il avait semblé réaliser la distinction de son idéal!
Trudon continuait à parler. Il étalait ce qu’il croyait être sa science des femmes, ressassait lourdement tout ce qu’elles lui avaient laissé surprendre de leurs secrets et de leurs décolletages. Il disait les chemises aux pattes déboutonnées sur les épaules et fourrées ensuite dans le gousset des corsets, sous les bras. Brutalement, avec des rires niais et des sous-entendus polissons, il anatomisait les élégances, indiquait quelles misères d’odeur se dissimulaient souvent sous l’intensité d’un parfum. Puis, feignant des innocences et simulant des naïvetés, il commettait de. grosses hérésies sur les entre-deux, mêlait exprès le tulle et la mousseline, confondait le chantilly avec le malines, espérait ainsi forcer Mme Duhamain à des explications précises, à des preuves qu’il aurait pu toucher avec la main.
Mais elle ne relevait rien de ces erreurs. Elle se disait que son mari avait eu raison, là-bàs, quand il était venu l’arracher malgré elle aux valses énervantes du Salon des Familles. Pourquoi l’avoir conduite à ce bal ? Est-ce qu’elle aurait eu cette idée, elle? Au contraire, jamais elle n’y avait pensé! Et puis, quelle sottise de l’avoir laissée seule au milieu de ce monde, dans cette griserie de musique et cette ivresse de plaisir ? Les complaisances de M. Duhamain lui semblaient ridicules, elle s’irritait contre le manque d’à propos de ses amabilités. Pourquoi l’avait-il quittée ? Pour aller jouer au billard ! Un joli jeu, ma foi ! Et c’était ainsi qu’elle avait fait connaissance de ce grossier personnage, de ce butor, de ce parfait imbécile. Et, consolée par la violence de ces injures mentales, Mme Duhamain prit un amer plaisir à contempler Trudon s’épanouissant dans sa bêtise et dans sa fatuité. »
Henry Céard, Une belle journée (1881), Troisième partie
Escapades en Europe – octobre 25: Romans réalistes et naturalistes

Les autres participants:
Nathalie – Emile ZOLA: Son Excellence Eugène Rougon
Ingannmic – Emile ZOLA: Thérèse Raquin
ClaudiaLucia – Theodor FONTANE: Frau Jenny Treibel
Keisha – Fedor Dostoievski: Stepantchikovo et ses habitants / Niétotchka Niezvanova
Choup – Honoré de BALZAC: Scène de la vie privée
Patrice – Władisław REYMONT: La Terre promise
6 commentaires
keisha · 15 octobre 2025 à 11 h 48 min
Un auteur dont je ne connaissais même pas le nom…
Cléanthe · 15 octobre 2025 à 18 h 23 min
L’un des naturalistes peu connus qui entouraient Zola au moment du recueil collectif Les Soirées de Médan, mais qui vaut vraiment le coup d’être découvert.
claudialucia · 15 octobre 2025 à 14 h 17 min
C’est vrai que cet écrivainl est négligé par rapport aux grands ! Mais pourtant ce style, est bien reconnaissable du naturalisme français. C’est vrai que l’on pense à Renoir, Partie de Campagne.
Cléanthe · 15 octobre 2025 à 16 h 14 min
J’ai tout de suite pensé à Renoir. Peu connu, Céard mérite malgré tout la lecture, car il est plus qu’un épigone de Zola. J’ai été tres agréablement surpris par cette lecture.
Nathalie · 15 octobre 2025 à 17 h 30 min
En effet il a l’air plus proche de Flaubert et Maupassant que de Zola. Je ne connaissais pas son nom, merci de nous le faire connaître.
Cléanthe · 15 octobre 2025 à 18 h 24 min
Pour moi, ce n’était depuis longtemps qu’un nom dans une note de bas de page. Mais je suis bien content d’avoir poussé plus loin, car ce roman vaut vraiment le coup.