FÉNELON: Les Aventures de Télémaque
Perdu dans les flots après la guerre de Troie, Télémaque, fils d’Ulysse, s’élance à la recherche de son père. Homère, dans l’Odyssée, avait commencé à nous conter ses aventures. Fénelon les poursuit. Sous les apparences d’un simple récit d’errance, s’ouvre une odyssée intérieure, une leçon de politique et de sagesse déguisée en roman d’aventures. D’île en île, de naufrages en captivités, le jeune prince est mis à l’épreuve : tantôt accueilli par des peuples justes, tantôt menacé par des tyrans ou séduit par des mirages trompeurs, il apprend peu à peu à gouverner ses passions, à discerner l’apparence du vrai, la grandeur du pouvoir…
Cela faisait un moment que je désirais lire Les Aventures de Télémaque, en vérité depuis qu’ayant lu l’Odyssée j’avais laissé quelque temps mon regard aller du côté de ce grand livre de la littérature classique, et de quelques autres, qu’on ne lit plus beaucoup, même si on sait qu’ils promettent justement, parce qu’ils sont des classiques, de bien belles satisfactions. Et puis, j’avais laissé le livre retourner au rayon des (trop) nombreuses ambitions avortées de lecture, d’autres lectures plus urgentes, ou plus faciles, étant venues s’interposer et prendre la place de Fénelon. C’est un ami qui, ayant entrepris de lire comme on va voir la Correspondance de Diderot, m’a donné la clé: lire par petits bouts, au petit déjeuner… une ou deux lettres de Diderot. Et pourquoi pas donc un chant d’une épopée? un chapitre de Fénelon? Les Aventures de Télémaque sont composées de 18 livres. C’était, en moins de trois semaines, la promesse d’une lecture enfin menée à bout…et de réveils bien sympathiques, au moment où l’esprit est frais et dispo. J’ai passé en sa compagnie de délicieux débuts de matinée!
Il faut dire que, publiées en 1699, sans l’accord de leur auteur, Les Aventures de Télémaque constituent un singulier objet littéraire, à la croisée du roman d’éducation, de la fable politique et du mythe revisité. Cette étrangeté est certes pour une part la rançon de notre ignorance, le livre de Fénelon s’inscrivant dans un genre, dont la postérité n’a plus retenu que le célèbre Emile de Rousseau, et l’ironique Candide de Voltaire, mais qui a constitué un genre très en vogue entre la fin du 17e et le début du 18e siècles, et même au delà: celui de la fiction pédagogique. Il entre cependant dans le pastiche sérieux de la poésie homérique, et au-delà du genre épique, que signe ici Fénelon un travail de recréation proprement vertigineux, surtout quand on songe à l’usage somme toute privé qui devait être celui du livre: la formation d’un futur roi, en la personne du Dauphin, petit-fils de Louis XIV. La modernité de ce texte a ainsi frappé bien des lecteurs, bien avant que je ne sois séduit à mon tour par cet aspect du texte. Ainsi, Sainte-Beuve, dans les Causeries du lundi:
« Le Télémaque… n’est pas de l’antique pur. De l’antique pur aujourd’hui serait plus ou moins du calqué… Le Télémaque est autre chose, quelque chose de bien plus naïf et de plus original dans son imitation même. C’est de l’antique ressaisi naturellement et sans effort par un génie moderne, par un cœur chrétien qui, nourri de la parole homérique, s’en ressouvient en liberté et y puise comme à la source; mais il la refait et la transforme inévitablement à mesure qu’il s’en ressouvient. Cette beauté ainsi détournée, adoucie et non altérée, coule chez Fénelon à plein canal et déborde comme une fontaine abondante et facile, une fontaine toujours sacrée, qui s’accommode à sa nouvelle pente et à ses nouvelles rives. »
Cette inspiration morale, religieuse est aussi politique. On trouve ainsi dans le roman de François de SALIGNAC de LA MOTHE FÉNELON, archevêque de Cambrai et précepteur du petit-fils de Louis XIV, une critique à peine voilée du pouvoir absolu, composant, sous couvert de prolonger l’Odyssée, un récit à la fois formateur et subversif, destiné à façonner un prince éclairé. C’est l’un des intérêts de cet ouvrage, ainsi un peu entre deux mondes, deux époques qui, par sa situation historique, s’enracine encore dans le discours classique sur les passions, hérité de Pascal, trouvant à l’occasion des accents raciniens, avec un goût prononcé pour la fable, pour les sentences à la manière des Moralistes, et qui, dans le même temps, s’ouvre déjà à une réflexion nouvelle sur la nature du pouvoir, la liberté du commerce, et le rôle donné à la nature, source d’émotions et guide de nos actions. Pour ces raisons sans doute, l’ouvrage connut un immense succès, tout en déclenchant la colère du roi. Car derrière les tempêtes et les récits d’îles lointaines, traduits dans une langue évocatrice qui font du livre de Fénelon tout autre chose qu’un simple traité de morale ou d’éducation romancé, ce sont bien cependant les excès de la monarchie française que l’on devine, mis en scène dans un style limpide, classique, traversé d’une pensée politique audacieuse.
Guidé par Mentor — en vérité la déesse Minerve déguisée — Télémaque est ainsi initié à l’art difficile de régner. Ensemble, ils traversent Salente, la Bétique, Tyr, la Crète… autant de miroirs tendus à l’ambition humaine. Chaque étape est l’occasion d’une leçon : la richesse corrompt, la guerre dévaste, l’amour aveugle, et seul le bien du peuple doit guider le prince éclairé. Les épisodes sont nombreux: Télémaque est successivement conduit auprès de la nymphe Calypso, à qui il raconte une partie de ses aventures, en Egypte où il est réduit en esclavage, sur les rivages de Chypre où il manque de connaître un nouvel esclavage, celui des mœurs voluptueuses qui y règnent, en Bétique, sorte de royaume d’Utopie, à Salente où il se confronte aux réalités de la guerre et de la politique. La plume de Fénélon se fait ici peintre d’histoire: autant d’exempla, tirés du récit, pour illustrer les leçons de morale ou de politique, destinées à élever son âme et à la préparer à l’exercice vertueux du pouvoir.
Car ce sont des leçons qui ne font pas l’économie justement des charmes de la fable: Amphitrite, au livre 4, traînée dans son char par des chevaux marins, la tempête déchaînée par Neptune à la fin du livre 5, l’arrivée à Salente, au livre 8, et le spectacle grandiose d’une cité opulente en construction, le combat singulier d’Hippias et de Télémaque, au livre 13, parodie enlevée des scènes de combat de l’Iliade et l’ekphrasis du même livre, dans un détournement assumé de la morale héroïque des récits homérique débouchant sur une peinture des malheurs et misères de la guerre dans le ton des gravures de Callot ou de la poésie baroque, enfin la descente aux Enfers de Télémaque, à la poursuite de son père, qui occupe tout le livre 14… Voilà quelques uns des morceaux par lesquels Fénélon n’hésite pas à recourir à tous les délices de l’imagination susceptibles de frapper la raison. Quitte à mettre pour cela en péril la logique idéologique du genre épique qu’il investit. Mais c’est aussi l’une des grandes réussites du texte. Dans un bel article (« La résistance à l’épopée: Les Aventures de Télémaque « , Littératures classiques, 1995, n°23, pp.31-37), Philippe Sellier écrivait à ce propos:
« Mais à peine le lecteur a-t-il cru prendre pied sur une terre ferme en identifiant le genre littéraire qui rend le plus pleinement compte du Télémaque, voici qu’un nouveau trouble le saisit: si les us et coutumes de l’épopée sont bien là, l’inspiration profonde du genre fait souvent défaut. Comme chrétien -« Heureux les doux! » – et comme artiste – épris des valeurs de la pastorale – Fénelon s’évertue à atténuer la logique violente de l’épopée; parfois même il l’exténue, l’abolit et l’efface. »
Car ce voyage, plus initiatique que maritime ou héroïque, est aussi un piège tendu au roi Soleil. Sous la fiction mythologique, comme je le disais plus haut, Fénelon dessine en creux le portrait du souverain idéal — à mille lieues de l’absolutisme de Louis XIV. La réforme de Mentor énoncée au livre 10, en soutien aux efforts d’Idoménée pour réformer son royaume, est ainsi un texte important dans l’histoire des idées politiques et un jalon essentiel vers les conceptions que développeront juristes et philosophes au siècle des Lumières.
Au terme du roman, Télémaque ne retrouve pas son père, ou plutôt il le croise, mais ne le reconnait pas. Fénelon laisse au texte d’Homère la scène bien connue de la reconnaissance du père et du fils à Ithaque, Mais peut-être est-ce parce que dans le livre, sous la conduite de Mentor-Minerve il aura trouvé mieux : une conscience politique, et une âme digne de régner.
« Les alliés ne songèrent plus qu’à rentrer dans leur camp, et qu’à réparer leurs pertes. En rentrant dans le camp, ils virent ce que la guerre a de plus lamentable : les malades et les blessés, n’ayant pu se traîner hors des tentes, n’avaient pu se garantir du feu ; ils paraissaient à demi brûlés, poussant vers le ciel, d’une voix plaintive et mourante, des cris douloureux. Le cœur de Télémaque en fut percé : il ne put retenir ses larmes ; il détourna plusieurs fois ses yeux, étant saisi d’horreur et de compassion ; il ne pouvait voir sans frémir ces corps encore vivants, et dévoués à une longue et cruelle mort ; ils paraissaient semblables à la chair des victimes qu’on a brûlées sur les autels, et dont l’odeur se répand de tous côtés.
Hélas ! s’écriait Télémaque, voilà donc les maux que la guerre entraîne après elle ! Quelle fureur aveugle pousse les malheureux mortels ! ils ont si peu de jours à vivre sur la terre ! ces jours sont si misérables! pourquoi précipiter une mort déjà si prochaine ? pourquoi ajouter tant de désolations affreuses à l’amertume dont les dieux ont rempli cette vie si courte ? «Fénelon, Les Aventures de Télémaque (1699), treizième livre
L’habitude de me réveiller, chaque matin, au petit-déjeuner, avec une épopée, des mémoires, une correspondance, un gros roman médiéval, baroque ou classique – bref tous ces textes que je ne prenais pas le temps de lire – ayant, comme je l’ai dit, réjoui mes matinées, je pense poursuivre l’expérience et inaugure avec ces Aventures de Télémaque une nouvelle catégorie que j’intitulerai Lectures matinales. Merci à Yves pour l’idée, qui se reconnaîtra ici!
4 commentaires
keisha · 12 juin 2025 à 6 h 11 min
Cette idée de lecture matinale est délicieuse. Elle permet de s’attaquer à des pavés relativement sérieux ou qui font peur (Proust, Montaigne, Rabelais, gréco latins, et la bible aussi), alors belle idée… Bonnes lectures matinales!!!
Cléanthe · 12 juin 2025 à 12 h 57 min
L’aventure continue 🙂 : j’ai déjà commencé La Jérusalem délivrée du Tasse. A ce rythme, je vais pouvoir « tomber » toutes ces épopées que je regardais timidement, empilées dans un coin de mes étagères.
Tania · 12 juin 2025 à 9 h 12 min
Bonne suggestion de lire ce genre de classique par séquences, je pourrais m’en inspirer, n’ayant jamais lu Fénelon. Merci pour votre présentation.
Je renchéris sur la portée pédagogique du « Télémaque » : l’écrivaine belge Marie Gevers, née près d’Anvers et qui n’était pas allée à l’école, a appris le français grâce aux dictées quotidiennes que sa mère puisait dans l’ouvrage de Fénelon.
Cléanthe · 12 juin 2025 à 12 h 58 min
Cette anecdote est amusante. 🙂 Alors, bonne découverte de Fénelon peut-être…