Aki SHIMAZAKI: Hotaru (Le Poids des secrets, 5)

Aki SHIMAZAKI: Hotaru (Le Poids des secrets, 5)

Tsubaki est étudiante en archéologie et aime tendrement sa grand-mère qui, depuis une commotion cérébrale, perd un peu la tête. Victime d’hallucinations, la vieille femme est hantée par le souvenir de son passé et le vol des lucioles…

Avec Hotaru (la luciole), le cycle du Poids des secrets se referme de façon symétrique au volume d’ouverture. Comme dans Tsubaki, dans lequel Namiko recevait le témoignage de Yakiko, sa mère, éclairant un pan de l’histoire familiale en même temps que celle du pays, c’est à présent Tsubaki, étudiante en archéologie et fille de Kenji Takahashi qui, passant du temps avec sa grand-mère Tsubaki, va recevoir de la vieille femme une confession émouvante et sensible: celle du temps où cette vieille femme aimée aujourd’hui par les siens était une jeune fille convoitée. Nouveau reflet d’une composition en miroir – celui de l’écriture et celui de l’existence, tellement l’existence est prompte à répéter les schémas de vie qui n’ont pas été digérés, ce cinquième volume est un des plus beaux, j’ai trouvé, avec le précédent, dont je disais précédemment qu’il m’avait beaucoup touché. Il y a dans la symétrie de la composition, bien sûr, quelque chose de significatif de la clôture sur elle même de la société japonaise. Quelque chose d’élégant aussi, d’esthétique que porte, en même temps qu’elle n’en est pas dupe, l’écriture d’Aki Shimazaki, disons les convenances d’une politesse collective qui, si elle enfouit les secrets et les malaises de l’Histoire, dont l’écrivain doit savoir les tirer, est aussi le moyen d’un dépassement, d’une réconciliation toujours possible, avec soi et avec le passé, d’une douceur.

Au centre de ce cinquième récit, la difficile question du consentement amoureux. A travers les relations de monsieur Horibe et de la toute jeune Mariko, Aki Shimazaki radiographie le rapport des hommes et des femmes dans un Japon survalorisant les stéréotypes associant passivité et féminité, masculinité et activité. D’abord désirée pour sa beauté, sa jeunesse, découvrant la sensualité dans les bras d’un homme plus expérimenté qu’elle, Mariko flotte dans un entre-deux dangereux entre abus et consentement. La question n’est jamais facile à représenter: ce rapport de domination qui peut inclure aussi du désir, du plaisir, une forme de consentement. Mais le consentement forcé est-il encore du consentement? Où situer la limite entre le désir impatient et un manque de respect? Sujet difficile à traduire donc. J’en connais une grande réussite littéraire, le très beau Mémoire de fille d’Annie Ernaux. C’est la même histoire, en tout cas le même conflit, que, dans un contexte japonais, raconte ici Aki Shimazaki. Prenant de plus en plus de liberté avec ce que la jeune fille peut accepter, précédant pour ainsi dire ses propres désirs, Horibe, qui apparait cependant comme un homme cultivé, parlant plusieurs langues, ouvert aux arts, à d’autres cultures, mais pas au désir, et à ses limites, de celle qu’il prétend aimer, va transformer petit à petit la jeune fille en simple objet de plaisir et révéler sous la plume de l’écrivaine une terrible logique de la domination. Passive, Mariko suit les désirs de celui qui dit l’aimer, qui l’installe dans un appartement pour pouvoir mener avec elle une double vie, prend de plus en plus de liberté avec son consentement, jouit en elle dans une scène d’une retenue exemplaire sur le plan de l’écriture et en même temps d’une rare violence par ce qu’elle révèle d’une instrumentalisation de l’autre sous couvert de rapports amoureux. Le thème n’est pas nouveau, et traité, même crûment, plusieurs fois dans la littérature japonaise, moins pudique que l’Occident sur ces questions. Kawabata, Tanizaki l’ont abordé dans des textes ambitieux. Avec sa manière singulière, son art du récit minimaliste, Aki Shimazaki propose cependant un ton nouveau, et féminin, qui fait tout le prix de ce récit. Un enfant finit par naître qu’Horibe ne reconnaitra pas, tout en continuant de fréquenter la mère et son fils. Puis, jouant de son influence, il fait écarter en Mandchourie Kenji Takahashi, qui a su offrir à la mère et son fils l’amour et le respect qu’Horibe n’a jamais su leur donner pour pouvoir continuer à jouir de la jeune femme devenue sa voisine. De mensonges en dissimulations, le récit progresse, mais je ne dirai pas tout, de peur d’en dévoiler plus que nécessaire. C’est en tout cas avec ce dernier récit que j’achève cette pentalogie, belle découverte de ce mois de mars. Prémices, je l’espère, d’autres belles lectures encore en ces mois de renouveau qui s’annoncent printaniers.

“_ Ojîchan, pourquoi les lucioles émettent-elles de la lumière?

Il répond:

_ Pour attirer des femelles.

Je suis étonnée:

_ Alors, les lucioles sont-elles mâles?

_ Oui. Les femelles sont des vers luisants. Elles émettent aussi de la lumière, mais elles ne volent pas. Les deux s’échangent des messages amoureux en clignotant.

Je m’exclame:

_ Comme c’est romantique!

_ Oui, dit Ojîchan. Au moins pour nous, les Japonais.

_ Qu’est-ce que tu veux dire?

_ En France, il existe une superstition étrange: ces lumières seraient les âmes des enfants morts sans avoir reçu le baptême. Pour les gens qui y croient, ces insectes sont bien sinistres.

Le mot “sinistre” me fait penser à la scène du soir de la bombe atomique qu’Obâchan m’a racontée une fois: “J’ai vu une volée de lucioles au-dessus du ruisseau, qui était écrasé par les ruines des bâtiments. Les ruines de ces insectes flottaient dans le noir comme si les âmes des victimes n’avaient pas su où aller.” Je me demande où ira l’âme d’Obâchan. Va-t-elle errer pour toujours entre ce monde et l’autre monde? Ses jours sont comptés. J’espère qu’elle trouvera le calme et pourra mourir en paix, comme Ojîchan.”

2 réflexions sur « Aki SHIMAZAKI: Hotaru (Le Poids des secrets, 5) »

  1. C’est pas mal cette idée de lire tous les tomes dans la foulée. Je suis allée voir sur le site Internet des éditions Actes sud et j’ai appris qu’il s’agit en fait d’un premier cycle. Il y en a encore 3 autres à ce jour !

    1. Je pense qu’il vaut mieux les lire d’un coup en effet. Je me plongerai sans doute un de ces jours dans ses autres pentalogies.

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