Thomas HARDY: Tess d’Urberville

Thomas HARDY: Tess d’Urberville

Un soir de mai, croisant, dans le vallon de Blackmoor, John Durbeyfield, paysan sans éducation, ivrogne et paresseux, le Pasteur Tringham qui se pique de généalogie, lui apprend qu’il serait l’ultime descendant d’une vieille famille aristocratique de la région. Il n’en faut pas plus au charretier alcoolique pour se monter la tête. On construit rapidement des châteaux en Espagne quand on est pris par la boisson ! Dans l’espoir d’une fortune rapide, Tess, une belle adolescente, la fille aînée de la famille, est envoyé chez les Stocke d’Urberville, une famille riche des environs, pour y clamer sa parenté…

De Thomas Hardy, romancier et poète majeur de la fin du 19e siècle – un des tout premiers selon moi – je crois avoir lu déjà une bonne partie de l’oeuvre. C’est un auteur que j’affectionne tout particulièrement, et à qui j’aime revenir régulièrement, tout en gardant la crainte secrète d’avoir un jour épuisé la découverte de cette œuvre immense. C’est la raison pour laquelle sans doute j’avais gardé précieusement jusqu’alors ces deux romans majeurs que sont unanimement, avec Les Forestiers (un de mes plus beaux souvenirs de lecture !), Tess d’Urberville et Jude l’obscur. Mais là, quel éblouissement ! J’ai tout particulièrement goûté ce roman, un chef d’oeuvre ! Un de plus – cet automne est décidément riche en lectures puissantes.

A la hauteur des Forestiers, en effet, cet autre grand sommet de l’oeuvre, les réussites de Thomas Hardy dans Tess sont nombreuses. La synthèse parfaite qu’il réalise entre la description d’un destin individuel et le triple plan local, social et naturel dans lequel cette destinée s’insère, au moyen de descriptions habiles à tisser des liens invisibles entre les différents niveaux de l’existence, et qui exploitent tous les registres du récit – critique, satirique, poétique – donne au roman une ambition qui en font sans doute une des œuvres majeures du XIXe siécle.

Bien sûr, l’histoire est noire. Aussi noire peut-être qu’est lumineux le personnage de Tess. Et c’est cette confrontation justement qui fait la tragédie. Mais je ne suis pas sûr qu’on puisse la réduire à cette seule tonalité. On ne dit pas assez par exemple que Thomas Hardy est un auteur capable de distance, d’humour. Le roman lui-même commence pour ainsi dire sur une plaisanterie, un quasi jeu de mot : ce nom de Durbeyfield que le pasteur Tringham requalifie de Durberville, ne se doutant sans doute pas des effets que va provoquer sa joie naïve d’érudit généalogiste. Une plaisanterie, qui va entraîner le destin malheureux de Tess, envoyée rencontrer cette famille d’Urberville avec qui on la dit liée, mais qui se révélera n’être qu’une famille fortunée qui a acheté le titre. Chez Hardy, l’ironie domine. Comme dans l’évocation de la métamorphose d’Alec, le fils de la famille, un débauché, qui s’éprend de Tess, en fanatique – texte à la leçon morale universelle s’il en est ! De la débauche au fanatisme, il n’y a qu’un pas. Sa passion aura seulement changé d’objet. Portrait proprement diabolique : « Il était moins changé que transfiguré. Les courbes sensuelles de son visage s’étaient maintenant modelées en lignes de passion religieuse. Le dessin séduceur des lèvres était devenu suppliant. La joue, enflammée hier encore par les excès, rayonnait de l’éclat d’un pieux enthousiasme ; l’animalité était devenue du fanatisme, […] l’oeil vif et hardi qui, autrefois, avait jeté sur la beauté de Tess le regard du maître, brillait à présent de la rude énergie d’une théôlatrie presque féroce. La dureté anguleuse de son visage, quand jadis ses désirs étaient contrariés, maintenant servait à exprimer sa haine du pécheur incorrigible qui persiste à retourner à sa fange. »

Ailleurs la satire sociale se fait plus débonnaire, mais tout aussi clairvoyante : « Après déjeuner, il alla se promener avec ses deux frères, jeunes gens bien élévés, corrects jusqu’aux moelles, de ces modèles irréprochables contrôlés par l’Etat, que fabrique annuellement un système d’éducation. Tous deux étaient un peu myopes, et quand la mode était de porter monocle et ruban, ils portaient monocle et ruban ; quand la mode était au binocle, ils portaient un binocle ; quand la mode était aux lumettes, ils portaient sur-le-champ des lunettes, et toujours sans aucun égard au défaut particulier de leur vue. […] Pendant qu’ils se promenaient sur le versant de la colline, Angel sentit se réveiller l’idée que, malgré leurs avantages sur lui, aucun d’eux ne voyait ni ne montrait la vie comme elle était réellement. »

Tess est ainsi d’abord une œuvre puissante de critique sociale, celle d’une société victorienne contre laquelle Hardy mène la charge, au nom de la nature et de la vie, anticipant déjà sur les romans de D.H.Lawrence, un romancier dont je me suis dit à la lecture qu’il faudra justement que j’en creuse un jour le lien avecThomas Hardy. Au centre de cette critique, les rapports des hommes et des femmes, dans une société qui reconnaît aux hommes des droits et des comportements, notamment en matière sexuelle, qu’elle refuse aux femmes. Le génie de Thomas Hardy est d’avoir su mettre cette critique en résonnance avec une série d’autres contradictions, dont Tess est la victime : celle notamment de la nature et de la culture, incarnée par la beauté à la fois séductrice et candide d’une jeune fille d’à peine seize ans qui fait tourner la tête de tous ceux qui l’approchent, sans bien mesurer elle-même l’effet qu’elle produit, mais incapable aussi de s’émanciper des règles morales qui condamnent les filles pour la tentation qu’elles exercent, ou sont censées exercer, sur des hommes incapables de discipliner leurs instincts, et que Thomas Hardy traduit dans son texte par les images récurrentes d’Eve ou du serpent – tout un imaginaire social dont l’auteur ne cache pas la brutalité : une violence sociale, donc, prolongement de celle, physique, que subit Tess au début du roman, et qui éclate dans les derniers chapitres lors de sa rencontre avec Alec, converti en dévot fanatique, lorsque celui-ci lui reproche de l’avoir tenté avec « ces yeux et cette bouche ! » et la traite de « sorcière damnée de Babylone ».

Au centre de cette tragédie, Tess, « séduite » puis rejetée par son jeune maître, Alec, et condamnée à subir l’opprobe sociale, est la victime innocente de conventions sociales qui se détournent de la nature et refusent de voir justement la vie comme elle est. Tess se trouve bannie de son aspiration au bonheur pour un crime qu’elle n’a pas commis, mais subi. Dans le texte-même, le fait que l’aggression ne soit jamais nommée pour ce qu’elle est – un viol, mais seulement comme une sorte de séduction un peu poussée, dit tout des hypocrisies d’une société, mais aussi, et surtout, du destin tragique de Tess, dont l’innocence la pousse à intégrer la culpabilité d’un crime dont on la dit coupable. L’euphémisme est en matière de mœurs le prolongement d’une violence sociale, un instrument de domination qui, dans Tess, dégénère en tragédie.

Le premier titre de Tess justement était Aimée trop tard. Titre sans doute un peu trop descriptif, mais qui dit l’essentiel de la construction de cette tragédie. Après le roman du viol, un tout autre roman, celui de la reconstruction possible, semble débuter. Dans la ferme où elle a trouvé refuge, Tess rencontre un jeune homme émancipé des croyances religieuses qui, fantasmant en elle la jeune fille simple et ”pure” de la campagne, et porté par le désir d’une sensualité que la jeune fille exprime, ainsi que de sa puissance à aimer. tombe amoureux d’elle Jusqu’à la catastrophe finale… Car Angel, bien mal nommé, ou ironiquement, ne sait pas se hisser à la hauteur de l’amour dont Tess lui donne la preuve, prisonnier d’une vison de l’amour trop idéalisée et des valeurs d’une société dont il aspire cependant à s’émanciper. Le beau roman d’amour des deux jeunes gens est une des trouées lumineuses du récit, une trouée qui ne dure qu’un temps, comme la météo chahutée de ce coin d’Angleterre, qui livre à l’occasion des passages intenses, faisant vivre au lecteur, qui veut y croire, des émotions heureuses (et lui donne au passage le plaisir d’un baiser d’amour passionné dans lequel s’affirme toute la beauté morale du personnage de Tess et son goût de la vie).

Devant la confession de Tess sur son passé, Angel, rattrapé par ses préjugés, mettra du temps, bien trop de temps à laisser résonner dans son cœur la voix de la nature contre celle des représentations sociales et à entendre l’amour absolu, l’amour total qu’il éprouve pour Tess, dans ce roman où chacun des personnages semble toujours en décalage par rapport à l’action, semble s’absenter pour ainsi dire de lui-même. Angel est le type même du personnage qui peine à être à la hauteur de ce qu’on attendrait de lui, ou ne le sera que trop tard, lorsque cela ne sert plus à rien, sinon à souligner le pathétique de l’issue tragique du roman (dont je ne dis pas tout pour ne pas tout éventer quand même…).

Bref, un roman d’une beauté rare, dans sa noirceur tragique, le juste pendant du romanesque optimiste de Loin de la foule déchaînée. Et un livre de plus pour moi du grand Thomas Hardy… un de moins, hélas, à découvrir !;-)

« A cette période d’humidité glacée succéda une autre période de gelée sèche où des oiseaux étranges, venant de par-delà le pôle Nord, apparurent silencieusement sur le plateau de Flintcomb-Ash : créatures décharnées et semblables à des spectres, avec des yeux tragiques, des yeux qui avaient contemplés des spectacles d’horreur et de cataclysme dans l’inconcevable grandeur de ces régions inaccessibles, sous des températures glaciales que nul être ne saurait endurer, qui avaient assisté au fracas des banquises et de l’éboulement des montagnes de neige à la lueur fulgurante de l’aurore boréale, qui avaient été à demi aveuglés par le tourbillon d’ouragans colossaux et de convulsions terraquées, et dont l’expression conservait encore le souvenir de pareilles visions.

Ces oiseaux sans nom s’approchaient de Tess et de Marianne, mais ils ne révélaient rien de ce qu’ils avaient contemplé et que l’humanité ne connaîtrait jamais. Avec une muette impassibilité, ils écartaient de leur mémoire des expériences dont ils faisaient peu de cas, pour ne songer qu’aux incidents immédiats qui se passaient sur ce plateau sans beauté : les mouvements des jeunes filles qui retournaient les mottes de terre avec leurs fourches et découvraient quelque pâture dont ils étaient friands. »

Paru dans le cadre du challenge Les Classiques, c’est fantastique de Fanny et Moka

Thomas HARDY, Tess d’Urberville, traduction Madeleine Rolland, Le Livre de Poche/Classiques, 2012

16 réflexions sur « Thomas HARDY: Tess d’Urberville »

  1. Un de mes auteurs préférés, j’ai lu à peu près tout ce qui a été traduit et j’ai encore Tess en réserve, je ne me décide pas à le lire car ensuite j’en aurai fini avec Hardy !!!
    En plus contrairement à beaucoup non que je n’aime pas le film mais je n’ai pas du tout l’actrice !!! ben oui j’y peux rien !!
    Tu viens me titiller là c’est pas fairplay

    1. Je vois que nous avons le même problème! Heureusement, il me reste encore Jude l’obscur, que je vais garder précieusement encore quelques temps.
      Il y a aussi les poèmes – je ne sais pas si tu as lu – auxquels j’aime bien revenir de temps en temps.

  2. J’avoue, je n’ai toujours pas lu l’auteur ( pourtant, le film a été pour moi un choc ). Sur les conseils de Dominique, j’ai sur mes étagères Les Forestiers. L’année prochaine, je m’en suis faite la promesse.

    1. Oh oui, d’un certain côté je t’envie! Bon, Tess, pour découvrir Thomas Hardy est peut-être un peu rude. J’ai découvert cet auteur avec ‘Les Forestiers’. ‘Loin de la foule déchaînée’ est très bien aussi.

  3. J’ai lu ‘Les Forestiers” avant “Tess d’Urberville” et ai gardé le souvenir de lectures très fortes, très poétiques, un peu idylliques grâce au cadre rural mais également – comme tu le soulignes – emplies d’un regard très réaliste sur la société de son temps. Le bon côté d’avoir lu Hardy, c’est de pouvoir le relire ensuite et j’ai assez envie de m’y mettre tout de suite!

    1. C’est ce que j’envisage de faire ensuite… quand j’aurai lu Jude l’obscur. Même si, avec tous les bons livres qui restent à lire, c’est un peu difficile parfois de trouver du temps pour relire.

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