Sigrid UNDSET: Printemps

Sigrid UNDSET: Printemps

La scène inaugurale du roman -Axel Christiansen, revenu du Danemark où il a passé de nombreuses années, faisant les quatre pas en attendant un frère qu’il n’a plus vu depuis tout ce temps dans la fraicheur d’un printemps norvégien- pourrait servir de résumé de toute cette histoire. Au départ, quatre personnages, Torkild, Doris et Axel Christiansen, trois frères et soeur que la vie a séparés, une jeune fille, Rose Wegner. Rose et Torkild ont grandi côte à côte et Torkild n’a pas tardé à tomber amoureux de Rose. Mais Rose n’éprouve pas pour Torkild la passion qu’il attendrait, cet élan amoureux dont l’absence l’éloigne du jeune homme en même temps que son amitié l’en rapproche…

Il y a, je m’en rends compte, dans ce résumé, quelque chose d’un récit sentimental à l’eau de rose, qui ne rend pas justice au roman. Car le roman de Sigrid Undset, est bien un roman d’amour, un beau, un très beau roman d’amour (avec son baiser merveilleux – magnifique chapitre 11! – oui, on n’est pas déçu! – puisque c’est bien dans l’attente de ces pages aussi qu’on lit des romans d’amour). Mais c’est bien tout autre chose aussi. Il a été pour moi, je dois le dire, un gros, un très gros coup de coeur de lecture. J’y ai découvert une autrice, que j’envisageais depuis longtemps de découvrir, sans jamais trouver le moment propice. Un texte qui entre en résonnance avec d’autres auteurs, Ibsen, notamment, et sa Maison de poupée.

Là je crois rendre davantage justice à ce texte. Oui, quelque chose comme Une maison de poupée, mais où les femmes fument, travaillent, où l’on divorce , même si le divorce n’est pas encore vraiment rentré dans les moeurs, où l’on est plus libre, moins puritain dans l’évocation des sentiments, des désirs (on est quand même en 1914, et plus en 1879!). Et où pourtant les incompréhensions demeurent, les frustrations, des hommes qui voudraient trouver dans celle qu’ils aiment un miroir à leur besoin d’aimer, qui savent se montrer doux, attentionnés, civilisés, mais passent à côté de l’essentiel, le désir des femmes elles-mêmes, qui parfois les déborde, leurs aspirations, leurs frustrations même. C’était déjà le sujet d’Une maison de poupée. Alors on connait la suite: un jour Nora, l’héroïne du drame d’Ibsen, s’en va. Laissant Torvald, son mari, sur l’incompréhension de ce geste, et le bruit de la porte qu’elle claque en quittant la scène de sa vie en même temps que celle du théâtre.

Rose aussi partira, dans le roman de Sigrid Undset. Mais en choisissant de plonger jusque dans l’enfance de ses personnages et de suivre Torkild et Rose au-delà de leur séparation (je ne dévoile aucun secret, le 4e de couverture dit tout, trop tôt, hélas), l’autrice norvégienne donne une tout autre direction à leur histoire: comment concilier des visions de l’amour différentes? des attentes qui ne se rejoignent pas toujours, ou pas au même moment? Ce n’est plus l’histoire des hommes et des femmes dans une société, et des liens, créés par et pour les hommes – que nous racontait la pièce d’Ibsen, mais plus globalement encore l’histoire des hommes et des femmes en général confrontés à la difficulté du couple. Et sur ce sujet, Sigrid Undset livre des pages superbes de retenue, parfois aussi d’une ironie féroce. Cet art des tonalités, dans lequel les auteurs scandinaves excellent, et que Sigrid Undset porte ici à la perfection, est un des premiers attraits de ce livre. Des pages si justes, sur le difficile partage du sentiment amoureux:

“A cette époque, ses pensées avaient commencé à tourner, vaguement, timidement, autour de Rose. Mais, chez elle, il n’y avait pas la moindre attirance vers Torkild. Elle le considérait probablement, sans s’en rendre compte, comme faisant partie de cet intérieur, dans lequel elle commençait à se sentir à l’étroit”

sur la frustration du désir féminin:

“Ce sentiment du froid éprouvé comme une solitude toute physique ne la quitta pas tandis qu’elle s’éloignait de la jetée et déambulait le long des quais. Elle se voyait littéralement nue, sous des vêtements invisibles. Il lui semblait qu’elle nageait sans bruit et sans que personne pût la voir, au fond d’une mer de brouillard enfumé.”

sur la douleur de la séparation:

“Derrière ce visage qu’elle connaissait et qu’elle avait cru être celui de son mari, elle en avait apreçu un autre. Un visage qu’il ne lui avait jamais montré, et elle souffrait atrocement à la pensée qu’elle ne le reverrait plus jamais. Elle comprit qu’il y avait une infinité de choses qui auraient pu être, mais qui ne seraient jamais. il était trop tard à présent.”

Toute séparation n’est peut-être pas définitive pour ceux qui s’aiment, qui s’aiment vraiment, même à travers le drame d’un couple sans enfant, puisque c’est l’un des moteurs de cette histoire (avec ses pages elles aussi poignantes – mais je n’en dis pas trop). A condition qu’ils le comprennent eux-mêmes et sachent laisser place à la manifestation du désir de l’autre, forcément différent du sien. Qu’ils sachent nourrir le désir vital de l’autre. Mais je vous laisse découvrir ce qu’il arrive à Rose et à Torkild.

L’autre grande réussite de ce roman est, à mon sentiment, la construction même du récit, une construction résolument moderne, impressioniste (le roman a paru en 1914), qui n’a pas manqué parfois de me faire penser au Thomas Mann des Buddenbrook: ellipses; retours en arrière; alternance de la peinture des sentiments et de paysages évocateurs, qui disent à la fois la solitude de l’homme au milieu d’un monde urbain ou naturel qui le dépasse et vaut comme une projection de ses propres états d’âme; découpage solide, accompagnant un mouvement démonstratif, mais jamais didactique, laissant toute sa place à la singularité de ce que j’appelerai un processus de germination des individus, des situations. C’est ainsi par exemple que se découvre l’histoire de la famille Christiansen dans les premiers chapitres du roman (le suicide de la mère, ses “crises”, la révocation comme pasteur du père pour avoir séduit une jeune fille qu’il préparait à la confirmation avant de partir vivre avec elle), une histoire menée par petites touches, au fil des chapitres, épousant admirablement les sentiments de honte rentrée et de non-dit, entrelacées à l’évocation de la figure de la belle Mme Wegner et des amours naissantes de Torkild et de Rose, sa fille.

Et puis, il y a tout le reste: certains personnages secondaires, hauts en couleur; ces descriptions au pouvoir d’évocation si subtil; cette ambiance, typiquement scandinave, comme celle d’un été en montagne, de la vue du fjord, ou d’un soir de Noël en ville. Bref, toutes ces pages qui font de la lecture de ce livre, vous l’aurez compris, un moment merveilleux.

14 réflexions sur « Sigrid UNDSET: Printemps »

    1. Je pense en chroniquer bientôt d’autres. J’ai vraiment beaucoup aimé ce livre, et j’ai hâte de découvrir d’autres facettes du talent de l’autrice.

  1. Tu me donnes furieusement envie de lire ce livre. J’ai adoré “Vigdis la farouche” il y a une dizaine d’années et je n’ai jamais pris le temps de relire l’autrice.

    1. Je n’etais pas tenté a priori par “Vigdis”, l’imaginaire médiéval scandinave. Mais je crois que je vais tenter l’expérience, après quelques autres romans “contemporains” de l’autrice.

  2. Ça ne me dit absolument rien mais évidemment après un tel plaidoyer, plein d’enthousiasme et d’émotion, je m’empresse de le noter.

    1. Je ne connais pas encore ses romans historiques. Mais je pense découvrir toute son oeuvre d’ici peu, tellement j’ai été séduit par cette autrice.

    1. Je pense que je vais tout lire d’elle, vue la belle impression de cette première lecture. Jenny est dans ma pal, je vais voir ton billet.

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