Cynthia FLEURY: Ci-gît l’amer

Cynthia FLEURY: Ci-gît l’amer

La philosophie politique et la psychanalyse ont en partage un problème essentiel à la vie des hommes et des sociétés, ce mécontentement sourd qui gangrène leur existence. Certes, l’objet de l’analyse reste la quête des origines, la compréhension de l’être intime, de ses manquements, de ses troubles et de ses désirs. Seulement il existe ce moment où savoir ne suffit pas à guérir, à calmer, à apaiser. Pour cela, il faut dépasser la peine, la colère, le deuil, le renoncement et, de façon plus exemplaire, le ressentiment, cette amertume qui peut avoir notre peau alors même que nous pourrions découvrir son goût subtil et libérateur. L’aventure démocratique propose elle aussi la confrontation avec la rumination victimaire. La question du bon gouvernement peut s’effacer devant celle-ci : que faire, à quelque niveau que ce soit, institutionnel ou non, pour que cette entité démocratique sache endiguer la pulsion ressentimiste, la seule à pouvoir menacer sa durabilité ? Nous voilà, individus et État de droit, devant un même défi : diagnostiquer le ressentiment, sa force sombre, et résister à la tentation d’en faire le moteur des histoires individuelles et collectives. (4è de couverture)

Ceux qui passent de temps en temps par ici, en risquant un regard, comme devant chez un ami on s’attarde pour voir s’il filtrerait par hasard de la lumière, auront peut-être déduit, de l’inactivité durable de ce blog, au lieu abandonné, à la disparition du propriétaire. Je ne nie pas qu’il ne commence depuis quelques temps à régner sur ces pages une ambiance un peu crépusculaire. Quelque chose entre le manoir hanté et les souvenirs nostalgiques d’un bon vieux temps figé sous une épaisse couche de poussière. En ce début, ou presque, de mois d’octobre, traditionnellement consacré au très suivi challenge Halloween, organisé par Hilde et Lou, il y avait peut-être même matière à une nouvelle étape: visite guidée à la bougie, par une nuit de pleine lune, du manoir biscornu d’un ancêtre du web! Bienvenus au cimetière des blogs de lecture abandonnés!

Je remercie même certains qui se seront sincèrement inquiétés de mon sort, et m’ont fait parvenir des messages amicaux. Mais je vous rassure. Parfois, tout simplement, l’envie de rédiger des billets s’émousse. Puis les désordres, malheureux ou heureux, de la vie s’en mêlent. Et on perd le fil de cette discipline. Tout en regrettant de ne pas renouer avec cette vieille habitude qui fait qu’on a conservé de si bons souvenirs de certains livres. Je reste convaincu que l’effort d’écrire sur ses lectures prolonge la lecture, ainsi que les conversations qu’on ébauche en commentaires, même celles qui ne tiennent qu’à quelques mots. Donc voilà, ce partage est aussi nécessaire à mes lectures.

Bref, j’ai enfin pris le courage de me mettre à l’ouvrage, d’ouvrir de nouveau en grand les porte-fenêtres de ma bibliothèque, de rallumer les grands chandeliers, et de dépoussiérer un peu le fatras qu’il y règne pour accueillir de nouveau les amis de passage – tout visiteur, même égaré, qui aime les livres est un ami, n’est-ce pas? Et c’est avec un essai – le dernier de Cynthia Fleury, tout dernièrement paru en poche- que je vais tenter de reprendre le fil de ces billets.

Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment. Sans doute est-ce ce sous-titre qui m’a conduit à ouvrir le livre. Ainsi que la très belle couverture, reprenant le motif d’un tableau de Klimt. Le ressentiment, plus que l’idée de guérir, cependant, avec son côté développement personnel, qui ne me tentait guère. Mais les références à Nietzsche, sur lesquelles mon regard ont accroché , quand j’ai feuilleté le livre, ont fini de me séduire. Et je ne regrette pas ma lecture, même si j’aurais philosophiquement quelques distances avec le propos de Cynthia Fleury.

La première partie (I. L’AMER. Ce que vit l’homme du ressentiment) est une analyse de l’expérience du ressentiment. Se nourrissant de Nietzsche, bien sûr, mais aussi de lectures de Nietzsche (Max Scheler, Deleuze), réconciliant la raison humaniste (Montaigne) et la rationalité cartésienne, puisant dans la clinique (sa propre expérience de psychanalyste) et dans les écrits de pères de la psychanalyse (Freud, bien sûr, mais plus fondamentalement encore Winnicott), Cynthia Fleury donne une analyse assez fine, en tout cas très suggestive, du ressentiment, cette rumination, ce détournement du vouloir (en vouloir à, c’est déjà cesser de vouloir), ce retournement de l’action en réaction, qui soumet celui qui s’y enferme dans le ressassement de sa propre faiblesse. L’analyse de la mauvaise-foi (l’homme du ressentiment se pose volontiers en victime, effaçant ce faisant sa propre responsabilité à se nourrir de cet état), celle de la perversion égalitariste (cachant une peur de ne pas être à la hauteur), de la force d’âme de l’humilité (qui fait agréablement converser l’art de l’amertume chez Montaigne, cette triste douceur résistant au débordement des passions les plus véhémentes, avec l’injonction nietzschéenne à défendre les forts et la générosité cartésienne) sont quelques uns des bons moments de lecture de cette partie.

J’y ai rencontré aussi cependant les limites du propos de Cynthia Fleury: cette belle unanimité qu’elle parvient à trouver dans les textes, au gré d’une conversation entre les uns et les autres, existe-t-elle ailleurs que dans son propre désir de l’y trouver? Ou de la faire exister? Ce qui relève déjà d’un bel effort à faire société, autre enjeu de ce livre. J’aime mieux cependant une vision disons plus conflictuelle de l’histoire de la philosophie, la mise en évidence de tensions, ou des incompréhensions mutuelles, ce que les philosophes disent les uns des autres, et toutes leurs stratégies, ce qu’ils oublient de dire, ce qu’ils ne voient pas, ou font semblant de ne pas voir. Il n’y a pas de dialogue philosophique qui échappe à cette tension (et philosopher n’est peut-être justement pas autre chose, dans sa dimension dialogique, que l’effort de porter enfin cette tension à la clarté, de la faire émerger, toujours ponctuellement cependant, du fond inconscient du discours, et des représentations). Cette tension j’aurais bien aimé la lire, sous la plume de Cynthia Fleury, en commentaire par exemple de certains textes de Nietzsche, tant la critique nietzschéenne du ressentiment se nourrit elle-même des propres ressassements obsessionnels de l’auteur (contre Schopenhauer, à la fois admiré et haï, contre Wagner, contre la religion, contre le nationalisme allemand). Nul n’échappe à l’enfermement que le ressentiment tisse comme une toile. Et il peut y avoir cependant quelque chose de créateur jusque dans le retour obsessionnel des mêmes figures.

Pour faire justice à l’autrice, ses analyses (à mon goût trop rapides) du style, de la répétition (Peguy), de l’Ouverture (Rilke) sont sans doute une réponse anticipée aux objections que j’ai senties se former au cours de ma lecture. L’oubli, qualité des grandes âmes, la pensée du tragique, l’étonnement finissent de construire, entre éthique, politique et psychanalyse, cette philosophie de l’affranchissement, à la fois individuel et collectif, qui fait tout l’intérêt de la pensée de Cynthia Fleury.

Le ressentiment, cependant se nourrit d’une angoisse d’abandon, d’une difficulté à dépasser l’insatiable désir à être protégé, ou à s’accommoder de l’insatisfaction de ce désir. Derrière le ressentiment, donc, un fantasme, qui le porte et l’investit libidinalement, un détournement de la force de vivre. Comme l’écrit suggestivement l’autrice dans une note explicative au seuil de sa 2e partie (II. FASCISME. Aux sources psychiques du ressentiment collectif):

La vocation humaine est inséparable de la séparation d’avec la mère (ou du père), autrement dit d’avec l’océanique protection et réparation. Il faudra se réparer seuls, certes grâce à autrui aussi, grâce au monde, grâce à la création que nous inventons confrontés au Réel de celui-ci, certes, mais seuls.

Comment en partant de cette solitude construire du collectif? C’est une question politique fondamentale. Et comment inversement un régime de frustration permanente peut-il tourner la masse en un acteur haineux, ivre de donner libre cours à sa pulsion d’oppression  et de vengeance? Les belles analyses de Theodor Adorno, de Wilhelm Reich, de Robert Paxton répondent en partie à ces questions.

J’ai moins été convaincu en revanche par la 3e partie (III. LA MER. Un monde ouvert à l’homme), qui est une lecture, pour l’essentiel, des travaux de Frantz Fanon, à la fois psychiatre et engagé dans une “décolonisation de l’homme noir”. Peut-être parce que je connaissais déjà ces travaux. Sans doute aussi parce que l’universalisme de Fanon, qui a priori me séduit (refuser la ségrégation, la colonisation, c’est refuser de s’enfermer dans une essentialisation du noir, du colonisé, qui n’est qu’une continuation de la névrose colonisatrice) ne répond pas à la question de savoir pourquoi aujourd’hui c’est la position différentialiste qui dans ce combat, comme dans d’autres (le féminisme, etc.) a fini par s’imposer. Je ne pense pas que l’idée qui ressort du livre de Cynthia Fleury que le différentialisme serait une sorte d’enfermement dans le ressentiment ne soit autre chose, hélas, qu’une pose moralisatrice – et donc une nouvelle figure du ressentiment, pour qui a bien lu Nietzsche! Ce regard en surplomb est en tout cas ce que j’aime le moins dans la psychanalyse, cette façon qu’a parfois cette discipline de pré-juger au nom de ses principes, au lieu de se laisser surprendre et étonner par le réel tel qu’il se présente. Je retiendrai cependant de cette 3e partie un beau chapitre sur Cioran, que j’aurais aimé voir développé davantage. Mais peut-être Cynthia Fleury a-t-elle fait cela dans un autre livre, comme ces développements sur Rilke et sur Mallarmé auxquels elle fait plusieurs fois allusion et que j’irai sans doute découvrir un jour dans ses autres essais.

Bref une belle lecture de début d’automne, toujours stimulante, jusque dans mes désaccords. Et qui m’a fait découvrir la philosophe autrement que dans ses interventions médiatisées.

4 réflexions sur « Cynthia FLEURY: Ci-gît l’amer »

  1. J’ai lu Ci-gît l’amer il y a quelques mois, et je l’ai relu. Un grand livre, à mon sens, qui incite à la réflexion et qui suggère des pistes pour dépasser ce qui non seulement nous hante mais nous limite. Oui, il y a quelques répétitions mais, au fond, ce que je retiens c’est ce qui me semble qu’il vous est arrivé ainsi qu’à moi-même pour ce livre : il est venu vers vous au moment où vous en aviez besoin. Et ça…
    Bonne fin de dimanche.

    1. Je ne sais pas si j’en avais vraiment besoin à ce moment là. C’est plus la curiosité d’une lecture philosophique autour de la question du ressentiment et l’occasion de decouvrir la reflexion de l’autrice. Mais tu as raison, le livre est pour ainsi dire aussi venu vers moi, découvert au hasard d’une flânerie en librairie où je n’avais pas prévu d’acheter de livre. Il y a des couvertures qui sont comme des clins d’oeil parfois.

  2. Passée “pour voir s’il filtrerait par hasard de la lumière” – belle formulation -, j’ai lu deux fois ce compte rendu éclairant, merci. Souvent réticente devant la philosophie, j’avais pourtant déjà noté ce titre chez Marie Gillet et sur Marque-pages. Ce que j’en lis ici confirme qu’il mérite un effort de lecture. En poche, parfait.

    1. C’est un livre qui peut plaire, même si on lit peu de philosophie, je pense, en raison du positionnement de l’autrice, au croisement de la philosophie justement, mais aussi de la morale, de la politique, de la psychanalyse. Ce qui m’a le moins séduit dans le titre (ce petit côté développement personnel) que je n’aime pas habituellement voir confondu avec la philosophie est assez bien réussi cependant. C’est un beau livre d’éthique, au sens antique, de reflexion sur la conduite de sa vie, à la fois au plan individuel et collectif. J’espère que tu y trouveras de quoi te nourir si tu franchis le pas.

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