Jane AUSTEN: Lady Susan
Veuve de feu Sir Vernon, la belle lady Susan est une fleur vénéneuse de 35 ans, qui n’en parait que 25, et qui exerce sur les hommes et leur fortune un charme certain. Dans le secret des confidences qu’elle adresse à Alicia Johnson, âme damnée comme elle, c’est une femme perdue, manipulatrice, une séductrice impénitente, qui plus est une mère indigne qui regrette que sa fille ne soit pas aussi douée qu’elle pour le vice et exerce sur elle une contrainte insupportable. Mais c’est aussi en société une femme élégante, un modèle de correction et de délicatesse, qu’il serait difficile de ne point apprécier. Lorsque, poussée par les vicissitudes de sa vie aventureuse, lady Susan vient s’installer chez son beau-frère et sa belle-soeur, Mr. et Mrs. Johnson, qu’elle déteste, va-t-elle trouver un nouveau terrain d’élection? Les Johnson seront-ils les prochaines victimes de sa funeste carrière?
Lady Susan est le premier roman rédigé par Jane Austen, dans une forme encore en vogue à la toute fin du XVIIIème siècle. Lorsque plusieurs années après, elle chercha à faire publier ses premiers romans, le genre du roman par lettres était passé de mode. C’est sans doute pour cela que Jane Austen garda par devers elle ce roman, qui ne fut publié qu’à titre posthume ; sans doute aussi parce qu’entre temps Austen avait trouvé sa forme, celle qui éclate dans le contrepoint satirique, lumineux des aventures sentimentales de Raison et sentiments, d’Orgueil et préjugés, ou de Northanger Abbey. C’est pourtant un roman épistolaire astucieux. Si Austen n’y atteint pas les sommets du genre, illustrés par Les Liaisons dangereuses ou La Nouvelle Héloïse, on y retrouve ce ton de confidence qui permet de mesurer les actes publics des personnages au regard de leurs déclarations privées uni à cette légèreté de mœurs caractéristique du roman par lettres.
Pourtant, Austen donne à cette forme un développement personnel. Le roman est organisé autour de deux correspondances : celle de lady Susan et de Mrs. Johnson, d’un côté ; celle de Mrs. Vernon et de sa mère lady Catherine de Courcy, d’autre part. Lady Sudan et son amie et confidente Alicia Johnson sont deux aventurières. Alicia Johnson a fait un beau mariage, mais son mari se méfie de lady Susan. Quant à lady Susan, veuve de Sir Vernon, dont la mort l’a laissée sans fortune, elle a tout tentée pour s’opposer au mariage de Charles Vernon, frère de feu Sir Vernon et de Catherine Vernon, née de Courcy, dont nous suivons par ailleurs la correspondance. Lorsque le roman commence, lady Susan est la maîtresse d’un jeune homme riche et élégant, Mr. Manwaring. Autoritaire et débauchée, elle cherche à marier sa fille contre son gré à un jeune homme riche, mais sans envergure : sir James Martin, dont elle pourrait bien aussi chercher à faire son mari. S’installant chez les Johnson pour fuir les tracas que la jalousie de Mrs. Manwaring menace de lui créer, elle va tout tenter pour s’attacher le cœur du jeune frère de Mrs. Johnson et tenter de capter sa fortune.
Limité par sa concision, et avec des ressources qui ne sont pas encore cependant celles des grands romans rédigés à la troisième personne, Lady Susan trouve cependant à illustrer l’art du point de vue qui sera celui de Jane Austen parvenue à sa maturité. Le roman par lettres donne cette possibilité. Mais il y a peut-être dans le procédé quelque chose d’un peu trop artificiel, qui fait de Lady Susan une curiosité, plus qu’un grand roman de Jane Austen. A la fin, l’auteur ne peut manquer de sacrifier à une conclusion convenue : deux dangers sont écartés (le mariage de lady Susan et du jeune Réginald de Courcy n’aura pas lieu, ni non plus le mariage forcé de Frederica Vernon et de sir James Martin), mais Lady Susan poursuit sa carrière funeste en épousant celui qu’elle réservait à sa fille. C’est une vision encore puritaine que Jane Austen saura dépasser dès Raison et sentiments et qui sera la clef de son génie littéraire : le mal n’est pas dans des êtres diaboliques, cherchant à manipuler les autres au profit de leur destin carnassier, ni dans la force obscure du désir, mais dans une série de malentendus entre les êtres et qu’il appartient au désir bien compris d’épurer.
Lu dans le cadre du Mois anglais organisé par Lou et Titine
10 réflexions sur « Jane AUSTEN: Lady Susan »
Même si nous ne sommes pas encore au niveau de ses grands romans, j’ai beaucoup apprécié ce petit roman épistolaire moi aussi. Lady Susan est remarquablement bien croquée…et j’aime ces
atmosphères anglaises confinées.
@Sabine: c’est une oeuvre inattendue de Jane Austen, mais un très bon roman de jeunesse en effet.
Tu as raison, Jane Austen gagne beaucoup pour la suite mais elle perd aussi un petit quelque chose dans le fait que ce roman-ci n’était pas destiné à être publié et que Jane s’y permet peut-être
plus de choses, comme de faire la méchante l’héroïne!
@Alice: quel délicieux personnage de méchante en effet. Mais je préfère quand même la Jane Austen des grands romans à venir.
Oui, tout en tenant encore au XVIII, par l’ironie et la subtilité et la finesse du Marivaux de Marianne, elle introduit une autre forme romanesque qui est déjà très moderne.
@Claudialucia: j’ai lu La Vie de Marianne il y a bien longtemps. Un délice, je me rappelle, même si je ne me souviens plus de rien de précis de ce roman (si ce n’est la
frustration qu’il soit inachevé!). Mais j’ai depuis quelques temps de plus en plus envie de le relire.
Pour un premier roman et un si jeune écrivaine,c’est tout de même une réussite même s’il n’égale les autres. Ce livre, sent effectivement encore le XVIII siècle et pas seulement par la forme
épistolaire car ses autres romans le rappellent aussi : l’esprit caustique, satirique, l’ironie, la manière de traiter la psychologie des personnages sans avoir besoin de dire, en nous laissant
faire le chemin.
@Claudialucia: j’ai bien aimé le résultat et je trouve que Jane Austen a écrit là un roman épistolaire très convaincant en effet. Je suis d’accord avec ce que tu dis concernant
les aspects XVIIIème de son oeuvre. Cependant son vrai génie je crois est d’avoir su démultiplier les points de vue dans des romans dont la forme ne pouvait être donc que le récit à la troisième
personne: les personnages des grands romans de Jane Austen sont tous prisonniers d’une façon de voir, de représentations, de préjugés sociaux, littéraires, culturels, sentimentaux, sources de
mille malentendus que finit par jeter à bas cependant la force du désir. Il y a dans le thème quelque chose encore du XVIIIème, c’est vrai: on pense à Marivaux. Mais le texte, lui, traversé des
opinions des uns, de l’expression des préjugés, des émotions mal contenues, qui fait que d’une phrase à l’autre on glisse du point de vue de l’un au point de vue de l’autre me semble aller plus
loin cependant que tout ce que le XVIIIème siècle – du moins anglais – avait pu tenter.
C’est une merveilleuse lecture… je voulais finir ce soir mais vu ma fatigue il me restera quelques pages… petite frustration !
Tu devrais aller faire un petit tour sur mon blog, j’dis ça j’dis rien !
@Lou: oui, j’ai beaucoup aimé aussi. Je crois que je ne le dis pas assez clairement dans mon billet. Même si je préfère les grands romans. Mais une oeuvre mineure d’un auteur
génial, c’est encore, n’est-ce pas, une oeuvre de génie. Et puis cette lady Susan est tellement méchante que cela en est délicieux …