Pierre MICHON: Les Onze

Pierre MICHON: Les Onze

Il s’appelle François-Elie Corentin. C’est lui qui a peint Les Onze, le célèbre portrait de groupe représentant les onze du comité de Salut Public, qu’on trouve aujourd’hui au Louvre. Il faut s’imaginer devant le tableau. C’est là que, venant nous cueillir, le narrateur de ce récit nous propose de plonger avec lui dans la légende du très grand peintre… On dit que Corentin figure dans la fresque que Tiepolo a peint pour l’escalier de la Résidence de Würzburg en Franconie. On prétend qu’il est l’un des témoins dans le Serment du jeu de Paume de David. Voyez le récit circonstacié de sa vie. Michelet lui-même en parle. Rapidement le doute vous prend, plus ou moins rapidement en fait selon que vous êtes amateur ou pas de peinture. Quel est ce Corentin bien connu dont on n’a jamais entendu parler? Ce tableau célèbre qu’on cherchera en vain au Louvre? Et si tout le livre lui-même n’était qu’une légende? Et l’Histoire elle-même, non pas seulement celle du peintre imaginaire Corentin, mais celle aussi de son sujet, de ses sujets, le comité de salut public, les révolutionnaires, le pouvoir, l’Histoire, quelle part y tient la littérature, l’art, la représentation?


On l’aura compris: peu importe que François-Elie Corentin n’ait jamais existé. La Vie de peintre que signe Michon est plus vraie que nature. A sa manière, ample, épique, que je découvre avec ce texte, Pierre Michon propose une puissante réflexion sur le portrait dans l’art, la relation entre la représentation et le pouvoir, l’archéologie des formes modernes du sacré, le théâtre du monde. Une réflexion qu’il ne néglige jamais de planter dans le terreau qui fait les hommes, la boue d’où l’on s’extirpe pour se hisser aux formes les plus élaborées de la politique, de la culture, mais qui dit aussi l’extraordinaire proximité de l’homme, même sacré par la reconnaissance de l’Histoire, avec la frustration des hommes de rien, des hommes de peine que néglige l’Histoire, « les hommes du bout du pont, ceux du bas de l’échelle », les enragés, ces hommes du Limousin qui, sous la plume de Pierre Michon, est plus que le nom d’une des provinces de la France, mais comme un devoir d’écriture, d’humanité. Il y a quelque chose là dedans qui n’est pas très éloigné de la recréation du sud américain par Faulkner, dont l’influence sur la manière narrative de Michon demanderait à être approfondie.


Et puis il y a Les Onze, le tableau imaginaire de ce peintre imaginaire, Corentin. Tableau absent de l’Histoire, mais l’est-il vraiment, ne serait-il pas en quelque sorte une vérité de l’Histoire, tellement la convocation de Michelet par Michon à la fin de son texte est crédible, est tellement du Michelet, même si c’est le Michelet de Michon, Les Onze (le tableau) est l’une de ces oeuvres rares de papier qu’on trouve seulement chez les écrivains les mieux inspirés, Proust par exemple: comme les tableaux d’Elstir qui sont en quelque sorte toute la peinture, en tout cas l’une des entrées les plus pertinentes dans les questions de la peinture, Pierre Michon invente avec Les Douze le plus significatif des portraits politiques, qui plus est un portrait de groupe, qui fait qu’en lisant son texte on ne peut s’empêcher de penser à des oeuvres célèbres qu’il cite, le Tres de Mayo de Goya; à d’autres qu’il ne cite pas, La Ronde de nuit de Rembrandt ou Charles 1er, roi d’Angleterre par van Dick, à d’autres enfin dont j’apprendrai bientôt (j’ai lu depuis d’autres textes de Michon) qu’il en a parlé déjà dans d’autres livres: le Coin de table de Fantin-Latour. Et c’est le principal des talents de l’écrivain que de parvenir, par ce simple tableau qui n’existe pas, à enrichir, à réviser le regard que, spectateur pourtant averti me semblait-il des questions tournant autour de la peinture, en particulier de l’art du portrait, je portais jusqu’alors sur le portrait politique. Parce qu’on ne figure pas une idée, la peinture politique ne peut que figurer des rôles, soulignant ce faisant la proximité de la politique et du théâtre. Même le plus soumis des peintres ne pourra jamais faire autrement que de porter ce regard ambigu, ce regard à la Shakespeare ou à la Caravage, sur le sujet qu’il peint. Témoin le tableau des Onze, qui peut être lu à la fois comme la mise à mort ou l’apothéose de Robespierre. La peinture travaille pour ainsi dire toujours contre les exigences de la commande. Le peintre ne peut faire autrement, parce que c’est son art qui l’y pousse.


Il y a une dernière chose qui me touche particulièrement dans le texte de Michon: c’est son attention à ce que j’appelerai le tout de la représentation. Une à une les oeuvres à partir desquelles nous nous figurons l’histoire sont mises en exergue: Tiepolo, Casanova, Sade, Bernardin de Saint-Pierre, Rousseau, David, Fragonard, Robert. Les Onze du salut public ont tous été tenté eux-mêmes par la littérature. Et la littérature ne d’arrête pas pour eux au début de la Révolution. Collot d’Herbois fait du Shakespeare lors du massacre des Brotteaux, l’un des épisodes les plus noirs de la Terreur. Enfin le rôle tenu par Michelet dans notre représentation de l’Histoire moderne, c’est-à-dire par un historien certes, mais qui est d’abord un écrivain, son effort pour refonder à partir de la littérature les mythes de la France moderne, démocratique, ne devrait pas être négligé.

 

7 réflexions sur « Pierre MICHON: Les Onze »

  1. J’ai hésité un moment à le lire puis l’offrir pour le swap peinture. Les avis étaient mitigés alors je me suis abstenue mais là, je retrouve l’envie.

  2. J’attendais beaucoup de ce livre mais au bout de quelques pages et tout en admirant le style et l’érudition de l’auteur, je me suis désintéressée de l’histoire. Pour aimer un récit, je dois
    ressentir quelque chose de plus que de l’admiration! Bref, ce livre m’a ennuyée!

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