Chantal HOURELLOU-LAFARGE, Monique SEGRÉ: Sociologie de la lecture

Chantal HOURELLOU-LAFARGE, Monique SEGRÉ: Sociologie de la lecture

Ce petit manuel de la collection Repères est un résumé des travaux de sociologie sur la question de la lecture. On y trouve notamment des synthèses sur l’histoire de l’écriture et des techniques de fabrication du livre; les rapports de la lecture et du pouvoir au regard en particulier de deux questions capitales: l’émancipation des hommes par le livre et la censure; l’apprentissage scolaire de la lecture; la répartition quantitative des lecteurs et des pratiques de lecture; l’évolution des lieux consacrés à la lecture. Comme tout ouvrage de ce type, il comprend évidemment une bibliographie assez riche qui reprend tous les titres des ouvrages dont les analyses sont résumées ici.

Je suis tombé par hasard sur ce petit livre, à la bibliothèque, tandis que j’attendais deux livres d’études sur les nouvelles d’Henry James. Comme le nombrilisme du lecteur qui fait retour sur lui-même est une activité à laquelle je m’adonne avec délectation en ce moment (voir la récente fiche sur Jacques Bonnet; j’ai par ailleurs deux autres ouvrages en cours que je picore depuis plusieurs mois: Les livres de ma vie d’Henry Miller et le Journal d’un lecteur d’Alberto Manguel), bref, je me suis dit que ce serait un bon moyen de passer une soirée. Et la Sociologie de la lecture a pris place dans mes retraits du week-end, à côté des études sur James et de plusieurs dvd de films de Fassbinder (cela, c’est pour madame Cléanthe!)

L’intérêt de l’approche sociologique est de nous faire prendre conscience que la lecture n’est pas une pratique sans modulations ni évolution. A rebours de la tendance des amoureux de la lecture que nous sommes de se prendre eux-mêmes pour norme et d’imaginer toute pratique de lecture à partir de leur exemple propre, nous voici invité ici à comprendre qu’on n’a pas toujours lu pareil, ni la même chose, ni sur le même support; et que les pratiques de lecture demeurent fort diverses selon les milieux, le niveau d’étude, ou la simple activité qu’on entreprend (le manuel de jardinage que je feuillette avec ce retour du printemps? C’est lire aussi!).

Concernant les métiers du livre, les deux auteurs nous rappellent par exemple que l’organisation de l’édition telle que nous la connaissons reste relativement récente: au cours du moyen-âge, c’étaient les lecteurs eux-mêmes qui passaient commande des ouvrages qu’ils désiraient se procurer, donc faisaient en quelque sorte figure de directeur éditorial; pendant un moment, les fonctions d’éditeur et d’imprimeur ont été confondues; le métier d’éditeur ne date que du XIXème siècle. De là à concevoir l’évolution prochaine ou seulement possible de l’édition des livres vers d’autres structures, il n’y a qu’un pas, que ne franchissent pas les auteurs, mais qui ne cesse cependant de me faire réfléchir.

L’approche strictement quantitative (IV ème partie: « Une pratique culturelle différenciée ») met en évidence un phénomène qui m’a paru préoccupant: sans doute, il faut corriger l’impression répandue d’une lente érosion de la lecture, car cette représentation oublie que l’alphabétisation, qui demeure un phénomène récent, a permis au contraire une large diffusion du livre et de la lecture; on oublie aussi souvent dans ce débat la part tenue par la toujours plus grande profusion de productions écrites différentes (on ne lit pas que des livres!). En revanche, s’il est vrai que la lecture a cru jusqu’au années 90, depuis la fin des années 90, elle tend de plus en plus à décroître. Plus inquiétant encore, cette défaveur de la lecture ne touche pas que le public fraîchement conquis: les lycéens, les étudiants issus de milieux favorisés, les adultes diplômés ont tendance, comme toute la société, à diminuer leurs lectures de livres. D’autres activités prennent le pas: la télévision, les sports, les voyages, ou la lecture des magazines. De nouveaux modes de lectures, moins continus, plus fragmentaires, apparaissent, rendant peut-être plus difficile la lecture continue de la première à la dernière ligne, comme en réclament un roman, un essai.

C’est l’une des contradictions rejoignant une question qui ne cesse de m’étonner: l’évolution culturelle et du niveau d’enseignement ne signifie pas pour autant un progrès de la culture, en particulier livresque. On lit plus. Mais à l’intérieur de cette évolution on lit moins de livres. Les bibliothèques se développent: 584 bibliothèques municipales en 1964, plus de 3000 en 2005; 10% de la population les fréquente en 1979, 18% en 2005. La part des « habitués » croit également: en 1979, 20% des inscrits fréquentent la bibliothèque au moins une fois par semaine; 58%, en 1995. Mais à l’intérieur de la bibliothèque, d’autres média trouvent leur place (c’est là aussi qu’on se rend pour consulter une revue de décoration, emprunter un dvd, écouter un cd), et la part du livre tend donc aussi à décroître, même s’il est vrai qu’un support culturel ne se construit pas contre l’autre, mais que c’est le même public qui s’intéresse au cinéma, à la musique, et qui lit des livres. Pourtant, tandis que la formation scolaire se développe, en 1997, les Français étaient 27% à n’avoir lu aucun livre au cours de l’année: ils sont 42% en 2007! Lit-on moins qu’avant? Il faut savoir faire la part entre les pratiques effectives et les déclarations. Peut-être les Français étaient-ils plus de 27%, en 1997. Mais ces chiffres signifient au moins que pour 42%, aujourd’hui, ce n’est plus gênant de déclarer à un enquêteur qu’on ne lit aucun livre.

5 réflexions sur « Chantal HOURELLOU-LAFARGE, Monique SEGRÉ: Sociologie de la lecture »

  1. Je suis certaine que ça a un impact sur nos valeurs démocratiques. Quand on me dit “l’Histoire et la littérature ne servent à rien”, ça me fait toujours bondir. Beaucoup de gens pensent qu’il ne s’agit que de blabla ne rapportant pas un centime (crime honteux, surtout en ce moment), sans réaliser que la culture donne du recul, que ces matières servent à donner aux élèves un sens critique, et qu’elle sont juste fondamentales dans un système démocratique.
    Qu’on ne soit pas honteux de dire que l’on n’a pas lu un seul livre dans l’année ne me gêne pas. Ce qui me pose problème est le fait que ces gens n’aient pas conscience du tort que ça leur fait. Et quand on entend les attaques répétées contre la culture d’un certain nombre de politiciens, il n’est pas étonnant que le phénomène s’amplifie…

  2. @Michel: j’ai trouvé sur la même étagère de la bibliothèque plein d’autres livres sur le même sujet. Billets à suivre.

    @Lilly: ce qui est inquiétant, ce n’est pas qu’on lise moins de livres. Sait-on combien de ceux qui prétendent avoir lu tant de livres dans l’année donnent un chiffre juste? Mais que depuis 10 ans, on s’aperçoit qu’il est de moins en moins perçu comme honteux d’avouer qu’on n’a pas lu de livre. Cela traduit un recul de l’adhésion à certaines valeurs culturelles, dont je me demande si il n’a pas des conséquences aussi sur nos valeurs démocratiques.

  3. Peut-être aussi que les personnes interrogées oublient qu’elles ont feuilleté tel ou tel livre… je sais, optimisme quand tu nous tiens ! ;o)
    Cela dit, ton billet me tente beaucoup, j’aime bien lire des essai sur ce sujet, et j’aime bien cette collection.

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