Joseph CONRAD: Au coeur des ténèbres

Joseph CONRAD: Au coeur des ténèbres

Conrad, Au coeur des ténèbresPrès de Londres, sur la Tamise, la marée a tourné. A bord du Nellie, un voilier de croisière, ils sont cinq hommes qui attendent le reflux. L’un d’eux, Marlow, prend la parole. Un drôle de marin, ce Marlow ! Ne semble-t-il pas doué d’un don particulier à voir de la sauvagerie partout, tellement sa tête est remplie d’histoires, d’aventures ramenées de contrées obscures, d’expériences limites ? Dans l’attente de la marée qui portera le navire au large, Marlow raconte une histoire d’un autre temps – sa jeunesse, d’un autre continent – l’Afrique. Marlow servait alors comme capitaine d’un vapeur – une boite de conserve flottante! – chargé de remonter un grand fleuve s’enfonçant dans l’épaisseur mystérieuse du continent noir pour en ramener les richesses pillées aux peuples africains. Un puissant roman d’aventures commence qui est aussi une charge féroce contre le colonialisme…

 

Autant le dire tout de suite : je tiens cette nouvelle pour un chef-d’œuvre – à côté d’autres romans de Conrad d’ailleurs, Nostromoet Lord Jim notamment. Au cœur des ténèbres fait parti de ces livres chéris que je lis, que je relis. En parlant l’autre jour à Titine, qui a passé un bon moment avec L’Agent secret et signe un très joli billet, cela m’a donné de nouveau envie de m’y plonger. Ce mois anglais aura été l’occasion d’une nouvelle lecture. Et de nouveau le charme vénéneux a fonctionné. A chaque fois, c’est le même éblouissement devant la maîtrise avec laquelle Conrad conduit son récit, un récit envoûtant, sombre, presque gothique, dans les profondeurs d’un continent qui est le miroir de l’esprit d’aventure européen et de ce que le lecteur y découvre de passion dévorante, carnassière – ou de mesquinerie. Je n’aurai donc qu’un conseil : si vous ne l’avez jamais lu, foncez-y (et préférez si vous pouvez la magnifique traduction d’Odette Lamolle chez Autrement).

 

Au cœur des ténèbres en effet, c’est d’abord un bonhomme de papier étonnant, une géniale création littéraire, Marlow, le narrateur et personnage de cette histoire, qu’on retrouve dans plusieurs autres romans de Conrad : Jeunesse, Lord Jim, Fortune:

 

« Il avait les joues creuses, le teint jaune, le dos droit, un aspect ascétique, et avec ses bras pendants et ses mains ouvertes tournées vers l’extérieur, il ressemblait à une idole. ».

 

De son amour des histoires, commun à tous les marins, du moins les marins qu’on trouve dans les histoires, Marlow a tiré une qualité rare, celle de voir au-delà des apparences, de ne pas s’en laisser conter par les apparences :

 

« Les histoires que racontent les marins ont une simplicité directe, et toute leur signification peut être contenue à l’intérieur de la coquille d’une noix cassée. Mais Marlow n’était pas un marin typique […], et, pour lui, le sens d’un épisode n’était pas à l’intérieur comme un noyau mais à l’extérieur, enveloppant le récit qui le mettrait seulement en relief, comme une lumière permet de discerner un voile de brume, à la façon dont un halo léger est rendu visible par l’illumination spectrale du clair de lune. ».

 

Dans Au cœur des ténèbres, le récit de Marlow émerge justement d’une de ces illuminations spectrales : rappelez-vous, dit Marlow à ses compagnons étonnés – dont l’auteur de ce roman, celui qui rapporte l’histoire que leur conta sur ce navire l’étonnant Marlow, dans l’une de ces mises en abîme qui suffisent à donner un côté narrativement vertigineux à bien des récits de Conrad – rappelez-vous : il fut un temps où la Tamise, n’était pas ce fleuve policé, au centre de de l’Empire britannique, mais une voie d’eau s’enfonçant dans un pays barbare. Imaginez l’amiral romain d’alors, tiré des rivages lumineux de sa Méditerranée, obligé de venir jusqu’ici pour y vivre l’aventure périlleuse de s’enfoncer en ce pays sauvage. Nous sommes toujours le barbare d’un autre !

 

Au cœur des ténèbres, c’est aussi un magnifique roman d’aventures, l’un des tous meilleurs, qui montre quelle profondeur on peut tirer du genre. Sur un canevas qui est celui de la plupart des récits d’aventures coloniales, Conrad a su en effet produire une histoire qui fait parler avec brio son anticolonialisme : le long d’une voie d’eau qui s’enfonce au cœur du continent africain (ailleurs c’est une piste, une traversée en ballon, un désert à franchir, une panne d’avion, etc.), les aventures s’accumulent, rapprochant le héros de l’objet de sa quête (le plus souvent un trésor), environné d’un halo de mystère, qui le mettront en contact avec les terreurs d’un continent sauvage. Inactif, Marlow cherche à Londres un embarquement, mais l’embauche de marins est rare. Il choisit alors de donner vie à ses rêves d’enfant et décide de se faire engager pour commander un navire qui sillonne un long fleuve africain, dans l’une de ces zones laissée jadis blanche sur la carte, un de ces territoires que les européens viennent juste d’explorer. Avec l’aide de sa tante, une femme bien introduite dans les milieux marchands de l’autre côté de la Manche, il se fait engager par une compagnie, sans doute belge, et est envoyé en Afrique. C’est là qu’il entend parler d’un certain Kurtz, le directeur de la station intérieure, à des centaines de kilomètres de la côte, sur le fleuve, un homme dont on vante les qualités et la rare efficacité à se procurer des richesses, en particulier de l’ivoire, auprès des tribus autochtones, peuples farouches et menaçants – parmi eux des populations de cannibales ! La remontée du fleuve jusqu’à Kurtz est le début d’un voyage terrifiant…

 

Le génie de Conrad, dans ce roman, est d’avoir su retourner contre elle-même l’idéologie des récits d’aventures dont je parlais précédemment : au cœur de l’Afrique sauvage, Marlow trouve un homme, Kurtz, un Européen, qui pour accaparer les richesses n’hésite pas à commettre les pires exactions, qui s’est transformé en une sorte de sauvage régnant sur une population qui le vénère. Kurtz n’est pas un fou, répète Marlow, même si son âme est dérangée, il est bien l’homme exceptionnel dont on lui a parlé – l’incarnation de la vérité de la colonisation qui sous la rhétorique du développement du commerce, de la justice, de la civilisation cache la brutalité la plus primitive. Ce sauvage que trouvera l’explorateur Marlow au cœur de l’Afrique, c’est l’Européen lui-même !

 

Dans une langue volontairement floue (comme dans les meilleurs romans d’Henry James), qui peine à dire la révélation de l’horreur qu’il a sous les yeux, cette fascination de l’abomination, de sa propre abomination projetée sur les populations autochtones, qui est la clé de l’imaginaire colonial, Marlow décrit un voyage inquiétant et visuellement suggestif, dont le cinéma a su tirer parti depuis (voir Apocalypse Now, un autre chef-d’oeuvre, qui s’est beaucoup inspiré du récit de Conrad). Dans les dernières pages du roman, Marlow, revenu en Europe, rend visite à la fiancée de Kurtz, pour lui remettre un paquet de lettres que celui-ci lui a confié en mourant. Le moment de cette rencontre, le mensonge que Marlow se croit forcé de lui faire sur ses dernières paroles reste pour moi le moment le plus terrifiant de l’histoire. Dans les dernières lignes, l’image de la Tamise se superposant à celle du long fleuve africain qui a été au cœur de cette histoire, en bouclant sur lui-même un récit saturé d’effets de miroir de toutes sortes, finit de peupler de ténèbres l’illusion dans laquelle nous nous tenions de nous trouver du bon côté de la civilisation. Nul doute que dans ces ténèbres la voix de Marlow ne continue longtemps à résonner pour le lecteur.

 

 

Lu dans le cadre du Mois anglais organisé par Lou et Titine

du Challenge Un classique par mois

et du Challenge victorien 2013 d’Arieste.

 

Mois anglais

victorien-2013Un classique par mois

 


9 réflexions sur « Joseph CONRAD: Au coeur des ténèbres »

  1. Je vois que nous avons d’autres goûts communs, comme Conrad, par exemple. J’ai écrit un billet sur ses “Souvenirs personnel” récemment 😉

  2. Très beau billet, profond et riche !

    je pense que je relirai cette oeuvre , dans laquelle on s’enfonce effectivement comme dans une forêt africaine
    Avec une sorte de terreur sacrée.

    J’aime bcp votre nom , Cléanthe !

  3. ça à l’air génial comme roman d’aventure! J’ai hâte de lire Joseph Conrad.Et puis une petite histoire de canibales sur les côtes africaines, cela ne se refuse pas!

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