Javier CERCAS: Les soldats de Salamine

Javier CERCAS: Les soldats de Salamine

Les-Soldats-de-Salamine-copie-1.jpgA la fin de guerre civile, aux derniers jours de la déroute du camp républicain, l’écrivain Rafael Sánchez Mazas, fondateur de la Phalange, échappe par miracle à l’exécution, grâce à l’aide passive d’un soldat républicain. Redécouvrant cette histoire aujourd’hui, un journaliste de province, parvenu au carrefour de sa vie, décide d’enquêter sur les faits…

 

“J’avais appris – mais sans le comprendre et cela m’intriguait – que cet homme cultivé, raffiné, mélancolique et conservateur, manquant de courage physique et allergique à la violence – sans doute parce qu’il se savait incapable de l’exercer -, avait dans les années vingt et trente oeuvré presque plus que quiconque pour plonger son pays dans une sauvage orgie de sang.” Tout est dit! Parce qu’on peut être un écrivain et un salaud, parce qu’il y a un monde entre l’exaltation de la violence et le véritable héroïsme, parce que tout finit par s’oublier, même le nom de ceux qui un jour furent les véritables héros qui, dans leur uniforme en guenille, sauvèrent la civilisation, des champs de bataille d’Espagne aux plages de Normandie, tandis que le nom des caudillo et autres poètes boursouflées continuent à s’accrocher à notre souvenir, parce qu’il y a comme dit l’autre quelque chose de pourri au royaume du Danemark ou, comme l’écrit Cercas, que l’histoire de l’Espagne est une histoire de merde, il y avait une urgence à écrire. Et ce livre, qui est le compte-rendu désenchanté de cette urgence est un grand, un très grand livre nécessaire, plus encore peut-être que l’Anatomie d’un instant dont je parlais il y a quelques jours, un chef d’oeuvre en fait, une oeuvre profonde sur la nature de l’héroïsme et le besoin terrestre, humain, politique de la réconciliation historique.

 

Maître du point de vue, ce dont m’avait déjà aussi convaincu son dernier livre, Cercas se livre ici à une véritable démonstration de son art, glissant d’un héros à l’autre. Qui est le protagoniste principal de ce récit? Rafael Sánchez Mazas – l’une de ces figures paradoxales qu’a pu produire le fascisme européen, poète, dont la vie et l’oeuvre montrent jusqu’où peuvent conduire les mots, que la violence et la guerre sont la continuation sous certaines formes d’une certaine poésie et que si la vie est pétrie de motifs et de représentations littéraires, cela ne se fait pas forcément pour le bien des hommes? Ou bien le mystérieux soldat républicain qui lui laissa la vie sauve? Ou bien encore le vieux Miralles, ancien de la guerre d’Espagne, de la colonne Leclerc, de la 3ème armée de De Lattre, ancien communiste espagnol naturalisé français, venu s’installer près de Dijon après la guerre, peut-être parce qu’il jura un jour sur le champ de bataille que s’il s’en sortait il finirait sa vie en buvant du bon vin, l’un de ces anonymes sans qui la civilisation ne serait pas ce qu’elle est et que la civilisation remercie en le laissant finir sa vie, oublié de tous, dans l’appartement exiguë d’une pension de retraite, avec pour seule richesse le souvenir des copains morts, un vieil air de paso doble trottant dans la tête, des cigarettes fumées en cachette et le désir chevillé au corps de mettre la main aux fesses de soeur Françoise, la directrice de l’institution, mais soeur Françoise est une religieuse et le vieux communiste sait respecter ces choses là? Ou bien encore le narrateur lui-même, double exact de l’écrivain?

 

Ambiguïté encore du titre du livre, titre à la fois d’un récit projeté autrefois par Rafael Sánchez Mazas pour raconter son aventure, de la deuxième partie du roman de Cercas, qui est le récit par l’auteur de cette même aventure, résultat de son travail d’enquêteur conduit au cours de la première partie, et enfin du livre lui-même de Cercas, dépassement des difficultés rencontrées pour écrire ce livre.

Mis en scène par Cercas dans les première et troisième partie de son roman, sous la forme d’une enquête qui, à la manière des meilleurs Montalban, est une plongée dans l’inconscient de l’Espagne, la quête de la vérité de l’histoire naît, chez le narrateur, de la conscience d’un mystère: dans cette histoire qui s’éloigne, au point que les protagonistes ne tarderont pas à nous sembler aussi étrangers que les lointains soldats de la bataille de Salamine se dit quelque chose d’essentiel du rapport à nous-même, ce qu’est l’humain et notre mémoire. Ce qui n’est pas une entreprise sans risque. L’oubli n’est-il pas parfois nécessaire? “Se mettre à écrire sur un facho avec la quantité d’écrivains rouges vachement bons qu’il doit y avoir par ici!” s’étonne Conchi, l’amante du narrateur, incarnation des séductions d’une Espagne moderne, démocratique et libérée. A la limite de l’autofiction et de la métafiction, Javier Cercas travaille donc à produire une forme qui désamorcerait les effets de cette séduction: soigner le mal par le mal, le mal causé par les effets d’une littérature idéaliste sur des hommes qui aimaient trop la poésie pour s’apercevoir de l’orgie de sang à quoi elle conduisait en le circonscrivant au moyen d’une efficace machinerie littéraire. Don Quichotte raconté par Cervantès! Qui sont les véritables héros? Comme le dit Miralles à la fin du livre, la guerre n’est-elle pas romanesque que pour ceux qui la racontent et ne l’ont pas fait? Cette vérité, Cercas finit par la découvrir au terme du parcours désenchanté dont ce livre est aussi le récit. A lire absolument!!!

 

Javier CERCAS, Les Soldats de Salamine (2001). Actes Sud, 2002. 

4 réflexions sur « Javier CERCAS: Les soldats de Salamine »

  1. C’est un excellent roman que j’ai lu longtemps avant d’ouvrir mon blog sinon je l’aurai évidemment chroniqué
    C’est un roman très fort sur une époque plus que tourmentée, j’ai aimé la forme
    Cercas vient de sortir un livre qui n’est pas un roman sur la tentative de putsh de 1981 à Madrid, c’est excellent

  2. Je suis justement plongée dans un essai historique et même si ce n’est pas le même genre, je vais essayer de me procurer les soldats de Salamine qui m’a l’air très intéressant…

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