Alexandre DUMAS: Pauline

Passages secrets, bandits, meurtre sordide, abbaye en ruine, cachot, tempête, escapades en Écosse, en Suisse, en Italie – tous les éléments sont réunis dans ce livre pour une histoire dans le plus pur style de la littérature gothique. Ceux qui n’ont pas lu les récits fantastiques de Dumas (Les Mille et un fantômes) ne l’attendent peut-être pas dans ce registre. C’est un tort. Car en la matière, le talent de l’auteur des Mousquetaires est certain. Et d’autant plus que Pauline est une oeuvre de jeunesse, rédigée, à la différence des romans historiques plus célèbres, sans l’aide d’aucun «collaborateur».
Si vous aimez l’art du récit et cette atmosphère un peu «tirée par les cheveux» du romantisme, il vous faut lire Pauline. Le récit est admirable. D’abord pour sa structure narrative. Reprenant avec habileté la structure ancienne du roman à tiroirs, Dumas trouve le moyen de raconter son histoire selon un ordre différent de la linéarité des événements évoqués. La multiplication des narrateurs (Dumas, Alfred, Pauline, et même un quatrième narrateur qui n’est pas nommé, mais intervient à temps pour narrer les hauts faits d’Horace en Inde), l’enchevêtrement des récits finissent par tisser comme une toile autour des personnages. Autre intérêt: ce roman est un véritable manifeste par lequel Dumas scelle son appartenance à la génération de 1830.
Tout cela contribue au caractère profondément artificiel de ce roman. Mais l’artifice, nous rappelle Pauline, n’est pas toujours un défaut. Il peut être la matière de notre plaisir, surtout lorsque l’artifice sert la liberté absolue d’un écrivain qui revendique le droit, pour le plus pur bonheur de son lecteur, de multiplier les coïncidences, les références à quelques archétypes littéraires ou ces passages «obligés» sans lesquels l’aventure n’est pas: le secret, la scène de reconnaissance, le suspens, la chevauchée, le trésor, les méchants.
Honoré de BALZAC: Le Curé de Tours
Être le pensionnaire de Mlle Gamard et devenir chanoine furent les deux grandes affaires de sa vie.
L’abbé Birotteau, vicaire de Saint-Gatien, à Tours, n’avait pas d’autre ambition. Pouvoir succéder à son ami, l’abbé Chapeloud, comme chanoine à Saint-Gatien, et pouvoir reprendre l’appartement que celui-ci occupe en location chez Mlle Gamard où il bénéficie aussi du couvert et de l’entretien. Lorsque Chapeloud meurt, Birotteau hérite du mobilier de son ami, dont deux tableaux de maître et une magnifique bibliothèque. Il reprend aussi son logement chez Mlle Gamard. Est-ce le bonheur qui commence? Le couronnement de toutes les ambitions? C’est compter sans les mesquineries de la vie de province, les jalousies, les aspirations rentrées, les manipulations, et le butin que représente pour qui sait le prendre le joli capital dont a hérité l’abbé Birotteau…
Quelle est l’essence de cette démonstration? Démonter les mécanismes des ambitions de province. Le vide d’une existence de célibataire (Les célibataires remplacent les sentiments par des habitudes). Un terrifiant portrait de la vieille fille (Les vieilles filles sont donc jalouses à vide). Un non moins terrifiant portrait des ambitions religieuses. Voici les éléments essentiels de cette démonstration.
Mais Le Curé de Tours reste encore, relativement, une oeuvre de jeunesse (1832). Balzac n’a pas achevé de constituer son système. Ainsi cette machine à broyer les hommes qu’est la vie de province n’est pas encore rapportée aux raisons sociologiques ni économiques qui la fonde. La machination dont est l’objet Birotteau demeure motivée encore par des motifs psychologiques. D’où une série de portraits féroces, qui n’épargnent pas le pauvre abbé lui-même, sorte d’idéaliste de la vie pantouflarde.
Ce qui fait le prix de ce texte c’est aussi une sensualité rentrée, toujours à fleur de page, dont Balzac sait montrer au lecteur attentif qu’elle est l’une des conditions du célibat des prêtres. Birotteau, à sa manière, est un jouisseur. Il y a quelque chose chez lui de ces bons gros moines de La Fontaine, tel ce rat qui pour fuir les tracas de ce monde s’était retiré dans un fromage de Hollande:
puis il resta, selon son habitude, plongé dans les rêvasseries somnolentes pendant lesquelles la servante avait coutume, en lui embrasant la cheminée, de l’arracher doucement à ce dernier sommeil par les bourdonnements de ses interpellations et de ses allures, espèce de musique qui lui plaisait.
Pär LAGERKVIST: La Terre Sainte
Charles ROBINSON: Génie du proxénétisme
Au temps de la liberté d’entreprendre et des loisirs calibrés, il manquait encore au libéralisme triomphant un grand projet, un pari, qui donne l’occasion à notre société d’aller jusqu’au bout d’elle-même. Ce pari, c’est celui qu’a tenu un groupe d’entrepreneurs, pour répondre aux attentes de l’Etat soucieux de relancer l’activité économique dans une région touchée par la dépression: ouvrir un gigantesque eros-center, une sorte de parc de loisir des amours monnayées. Le roman est l’histoire de cette entreprise de prostitution, racontée par son dirigeant, c’est-à-dire d’un point de vue strictement managerial, avec en incise des rapports du directeur financier, du directeur des relations humaines, de la psychologue ou de plusieurs employées, et pour toile de fond le Génie du christianisme de Chateaubriand, dont le livre imite le plan et auquel il multiplie les références sous la forme entre autres de citations introduites en italique dans le texte.
CHATEAUBRIAND: Mémoires d’outre-tombe, livres I à XII (partie 1)

C’est la partie que je connaissais déjà un peu: j’avais lu, adolescent, des extraits du livre III (les journées et soirées à Combourg, son donjon, la sylphide), ainsi que les passages consacrés à la genèse d’Atala en Amérique. Mais j’ai découvert que ces textes ne sont vraiment beaux que replacés dans le projet d’ensemble. C’est la limite des extraits tels qu’on les pratique à l’école: j’y ai appris autour de 15 ou 16 ans que Chateaubriand était un de mes auteurs préférés. J’ai adoré René ou Atala. Et depuis, je ne l’ai plus lu. Les Mémoires d’outre-tombe sont un de ces livres dont je sais depuis toujours que c’est un livre pour moi, un de ces amis sur qui on pense un jour pouvoir compter, même si depuis des années je n’ai pas pris la peine de vraiment entretenir nos relations. Je crois que chacun, s’il est lecteur, a de ces livres qui l’attendent, qu’il sait qu’il aimera, mais dont pour une raison obscure il remet toujours la lecture.
Donc les Mémoires sont pour moi ce livre-là. Ce n’est pas exactement une autobiographie. Ou c’est plus que cela. Portrait d’une époque, compte-rendu d’une vie, récit introspectif et rétrospectif: on y trouve ce que d’habitude on rencontre dans ces livres où un homme parvenu à la fin de sa vie parle de lui à la première personne. Mais il y a d’abord, surtout, un projet littéraire, une coloration, une ambition sensible et intellectuelle dont on parle peu quand on n’en lit que des extraits et qui font la valeur du livre.
D’abord, les Mémoires ne sont pas que des mémoires. C’est aussi un journal. On suit Chateaubriand, dans la position où il est au moment où il écrit. Le récit par exemple de sa vie misérable à Londres à la fin du XVIIIème siècle peut s’interrompre pour que celui qui écrit, en l’occurrence en 1822 dans ce chapitre, nous raconte les dîners qu’il vient de donner, toujours à Londres, où il se trouve cette année là, mais en qualité d’Ambassadeur de France. Ainsi se produit un télescopage des temps qui est un des grands intérêts de ce livre.
L’autre intérêt est pour moi musical. C’est le développement que donne Chateaubriand, à la manière d’un compositeur, de ce thème indiqué dès l’ouverture, dès le titre: mémoires d’outre-tombe. L’auteur avait souhaité que son livre, composé pendant les trente dernières années de sa vie, ne soit publié que plusieurs décennies après sa mort. C’est donc un spectre qui nous parle, le fantôme d’un grand écrivain, surgi d’outre-tombe pour nous parler de lui et d’une époque révolue. Et ce thème contamine tout. Tout est occasion de relever le caractère évanescent de toutes choses. Il règne sur la société des XVIIIème et XIXème siècles, telles que les décrit Chateaubriand, une atmosphère crépusculaire, une ambiance de fin de monde. Et les évolutions du temps lui-même ne sont que décadence ou fausses espérances. Le temps, vengeur, unifie tout, égalise les conditions, en ramenant même les grands hommes à la loi à laquelle nul n’échappe, la loi du tombeau.
J’ai prévu de lire cette année l’intégralité des Mémoires d’outre-tombe. J’ajouterai ici une note quand je serai arrivé au bout progressivement des trois derniers livres qu’il me reste à lire. J’espère ce faisant en convaincre quelques uns de se lancer aussi dans cette belle aventure.
Fabrice BOURLAND: Le fantôme de Baker Street

Leur première enquête ne va pas les décevoir! Au moment où une série de crimes atroces frappe tous azimuts la ville, les deux amis sont contactés par le veuve de Conan Doyle pour résoudre une bien mystérieuse affaire: quel est ce fantôme qui depuis que la municipalité a renuméroté Baker Street hante le salon du premier étage du tout nouveau 221, l’adresse même où Conan Doyle avait fait habiter son célèbre détective? Une enquête où il sera question de médium, d’ectoplasmes, d’apparitions, de spiritisme, de Sherlock Holmes et de quelques autres personnages de la littérature victorienne, et surtout de l’amour du public pour les livres et ses héros…Un entre dans ce récit qui est le premier volume d’une nouvelle série publiée dans la collection des polars historiques chez 10/18 comme dans un épisode des aventures d’Adèle Blanc-Sec. C’est le roman d’une idée, dont je ne peux rien dire, au risque de dévoiler la clef de l’histoire, mais elle séduira tous ceux que jouer avec les livres fait rêver, qui ont passé des heures justement à laisser leur esprit s’envoler sur les étonnantes couvertures de romans populaires reproduites par exemple dans le bel album de Philippe Mellot, Les Maîtres du fantastique, qui voient une promesse dans chacun de ces titres: La Maison des hommes sans mains, La Momie verte, Le Mystère de la pyramide et bien sûr les plus célèbres Dracula ou Docteur Jekyll et Mister Hyde.
Mais ce n’est que le roman d’une idée. D’ordinaire je suis assez exigeant avec les livres que je ne lis que pour mon divertissement. J’attends que le récit y soit d’une efficacité parfaite, puisque le récit est le seul plaisir que j’y cherche. Tout ce qui me ralentit m’exaspère. C’est ce que je reprocherai à ce fantôme de Baker Street. Des lourdeurs, surtout au début, dans la présentation des personnages ou l’introduction d’un nouveau lieu. Quelques invraisemblances: pourquoi Singleton par exemple change si vite d’avis sur le spiritisme. Quelques répétitions qui montrent que le texte n’a pas été suffisamment relu. Or voilà le plus grave, car j’attends d’un tel récit, dont l’intention n’est que de me raconter une histoire, qu’il se fasse oublier justement comme récit, qu’il ne vienne pas me rappeler par une maladresse du style que ce sont des mots que je lis. Voyez L’île au trésor ou les Nouvelles Mille et une nuits de Stevenson. C’est le modèle de ce que ce type de récits doit être. Et c’est pour cela que de sont des grands livres.
Bref, on lit Le fantôme de Baker Street comme on regarde une série télévisée, pour se détendre entre deux films. Et quand cette série fourmille d’idées de scénaristes, on ne boude pas son plaisir. Cela se lit en une soirée. Demain je retourne aux Mémoires d’outre-tombe, aux Chroniques de Travnik et aux Confessions d’Augustin qui m’occupent déjà depuis quelques jours. Trois « gros » morceaux qui expliquent pourquoi j’ai un peu tardé ces jours-ci à proposer un nouveau billet.
George SAND: La Comtesse de Rudolstadt
