Michèle LESBRE: Naufrage(s)

Sur l’île de Sein, au bout du monde, Michèle Lesbre dépose ses pas. Les épaves qu’elle observe, ces restes de bateaux engloutis, deviennent autant de miroirs d’un monde à la dérive. Et puis il y a aussi ce vent, dans lequel elle entre, avec lequel elle voudrait se fondre. Car ce qu’elle cherche est moins un souvenir précis qu’un ton, une vibration: la trace d’une époque qui vacille entre la tendresse et le désenchantement.
De Michèle Lesbre, j’ai lu, il y a deux ans, le très beau Rendez-vous à Parme, qui avait suffi à me décider de passer quelques jours à Ferrare, une ville où j’aime retourner. J’ai rencontré également l’écrivaine à l’occasion d’une présentation en librairie, et nous avions échangé quelques mots sur Jankélevitch et sur les blogs de lecture. Je gardais depuis l’idée de me replonger un jour ou l’autre dans ses livres, dont j’apprécie la manière unique, entre déambulation, souvenirs et promenade dans des livres et des films aimés. Ce dernier livre, évoquant l’île de Sein, en a été l’occasion.
Naufrage(s) appartient au registre de ces ouvrages singuliers, ni poème, ni journal, ni essai, et en même temps tout cela à la fois, et plus encore, dans lesquels on entre à tâtons, dans lesquels on se laisse porter, où rien ne s’impose, mais tout résonne. Le livre est fait de fragments — lectures, réminiscences, compagnonnages. On y croise Anita Conti et Catherine Poulain, Werner Herzog et Jankélévitch, tous ces passeurs d’horizons qui peuplent la mémoire des lecteurs fidèles. Mais chez Michèle Lesbre, les références ne font jamais décor: elles résonnent d’une inquiétude partagée, d’une lucidité sans ironie. Le siècle, avec ses colères rentrées et ses épuisements, affleure à chaque page. Assez différent de ce que j’avais pu lire d’elle, où les engagements du passé l’emportaient sur la nostalgie du temps qui fuit, l’humeur de Michèle Lesbre se fait ici crépusculaire. L’époque est sombre, il faut dire, surtout pour une vieille dame qui se retourne sur sa vie et se souvient des ambitions de sa jeunesse comparée à la médiocrité du présent.
Rien de démonstratif cependant ou de lourd, dans la prose de Michèle Lesbre. C’est même tout le contraire. Ce qui frappe surtout, en effet, c’est la justesse du ton de ce livre sobre et discret. L’écriture ne cherche pas à émouvoir, mais elle émeut. Elle avance sur la ligne de crête entre le silence et la confidence. On y entend le souffle du vent, le pas d’une femme qui vieillit sans renoncer, la douceur d’un chien aperçu sur un sentier, le désir de continuer malgré tout. L’île, dans cette prose tendue et calme, devient plus qu’un lieu: une forme de résistance. Résister à l’oubli, à la fadeur, à l’habitude. Refuser que le monde devienne muet. Naufrage(s) n’est pas un roman, pas tout à fait un essai, pas non plus un journal. C’est un livre en état de veille, où l’écriture, vulnérable et libre, guette encore ce qui peut frémir. Ceux qui cherchent une histoire s’y perdront peut-être. Les autres y trouveront ce qu’on ne trouve plus souvent: un espace de respiration, un murmure persistant qui accompagne la lecture finie.
« Je revois les petits cimetières de Sein où le même nom s’affiche sur plusieurs tombes. Les deuils successifs d’une famille engendrent-ilsla haine de cette grande gueule qu’est la mer?
Je lis le court texte de Leys en me souvenant du chemin jusqu’au phare, je suis sûre que le chien ne m’a pas oubliée. Je suis comme une amoureuse esseulée, loin de ses rêves, loin d’autres mers traversées, loin du temps où je lisais le monde avec la certitude que nous allions tout changer, tout reconstruire autrement, après la guerre qui m’avait vu naître, j’ignorais qu’il y aurait cet héritage, le monde d’aujourd’hui. «
Michèle Lesbre, Naufrage(s) (2025), Sabine Wespieser éditeur
8 commentaires
Alexandra · 10 octobre 2025 à 16 h 28 min
J’ai peur de m’y perdre un peu…
Cléanthe · 10 octobre 2025 à 16 h 34 min
Il se lit très vite. Mais si tu ne connais pas Michèle Lesbre, peut-être vaut-il mieux commencer par un texte plus narratif.
Aifelle · 11 octobre 2025 à 5 h 49 min
J’ai lu pas mal de ses romans, rencontrée plusieurs fois, puis je l’ai un peu perdue de vue ces dernières années. Je la retrouveraiw avec plaisir avec ce titre.
Cléanthe · 13 octobre 2025 à 16 h 09 min
C’est un texte plus sombre que ses précédents.
Violette · 11 octobre 2025 à 10 h 21 min
Je ne connais pas cet auteur mais ta présentation est tentante… plutôt un autre titre pour démarrer, si j’ai bien compris.
Cléanthe · 13 octobre 2025 à 16 h 08 min
J’ai beaucoup aimé Rendez-vous à Parme. C’est sans doute une bonne entrée pour découvrir cette autrice.
Virginie Vertigo · 19 octobre 2025 à 9 h 45 min
Encore jamais lu de titre de cette autrice. Tu me conseilles quel titre ?
Cléanthe · 27 octobre 2025 à 18 h 52 min
J’ai beaucoup aimé « Rendez-vous à Parme ».