Wilhelm HAUFF: La Caravane

Sur la vaste plaine de sable, sous un soleil brûlant, une caravane de marchands s’étire avec ses dromadaires et ses chevaux, lorsqu’un cavalier solitaire parait, magnifiquement vêtu, juché sur un cheval caparaçonné de peau de tigre et de grelots d’ivoire. L’inconnu se présente: Sélim Baruch, neveu du grand vizir, rescapé d’une attaque de brigands. A sa demande de poursuivre avec eux son voyage jusqu’à la ville, les marchands acceptent de l’accueillir parmi eux et, le soir venu, lui font une place, sous la grande tente rayée de rouge et de blanc, où ils prennent un temps de repos en fumant lentement leurs pipes. Seulement les pauses sont longues parfois. Et lorsque le plus jeune d’entre eux réclame un divertissement pour tromper la monotonie du désert, Sélim propose que chacun raconte un conte à chaque halte. Cinq marchands et un invité. Six contes. Les hommes approuvent. Le cercle se resserre. Le silence se fait. Sélim Baruch tire une dernière bouffé et débute. Ici commence L’Histoire du calife cigogne…
Inspirée de la tradition des contes orientaux, La Caravane est le premier des trois cycles de Contes composés par Wilhelm Hauff, un jeune écrivain wurtembergeois, mort à Stuttgart, en 1827, dans la fleur de l’âge, à 25 ans, auteur d’un roman historique dans la manière de Walter Scott, Lichtenstein, et de contes, dont certains sont aujourd’hui encore autant connues en Allemagne que les contes des frères Grimm. Sur la base d’un récit-cadre, ici une caravane de marchands traversant le désert en redoutant sans cesse l’attaque du célèbre chef de brigands Orbasan, Hauff compose son recueil, alternant les histoires, à la manière des Mille-et-une Nuits, dont il reprend l’univers de magie orientale. Un cavalier se présente. Il prétend se nommer Selim Baruch, neveu du grand vizir de Bagdad, et affirme s’être évadé tout récemment des mains d’une bande de voleurs. On l’accueille avec soulagement, d’autant qu’au moment où la menace d’une attaque semble se préciser, le nouveau venu, par un signe mystérieux, parvient à détourner les brigands. Rassurés sans l’être tout à fait, les voyageurs acceptent sa suggestion: pour conjurer la peur et l’ennui, chacun, à tour de rôle, racontera une histoire. Les contes vont ainsi rythmer les haltes de la caravane et, peu à peu, les silhouettes qui les entourent — Selim, le marchand à la main coupée, le terrible Orbasan — tissent, en filigrane, une autre histoire.
Plusieurs contes s’éloignent entièrement du récit-cadre pour déployer une fantaisie autonome. L’Histoire du calife cigogne montre ainsi un calife et son vizir transformés en cigognes par une poudre magique dont ils oublient la formule de retour, errant dans les marécages jusqu’à rencontrer une princesse ensorcelée et déjouer le complot d’un mage. Avec L’Histoire du bateau fantôme, le ton devient sombre: un marchand évoque un navire maudit, peuplé d’hommes livides condamnés à errer sur les mers. Plus célèbre, L’Histoire du petit Muck raconte l’ascension et la chute d’un garçon difforme devenu, grâce à des babouches de vitesse et à un bâton magique, courtisan du sultan, puis trahi, avant de retrouver une liberté modeste mais enfin paisible. Dans La Légende du faux prince, le tailleur Labakan, excellent ouvrier mais ambitieux insatisfait, endosse un somptueux costume qu’il devait livrer au sultan et s’enfuit en se prenant pour un prince. Une série d’aventures — jusqu’à l’intervention de la gentille fée des bois Aldozaïde — le mène à usurper l’identité d’un héritier, Omar, avant d’être démasqué. Redevenu tailleur, mais célébré pour son talent, Labakan renonce à ses illusions tandis qu’Omar retrouve enfin sa place auprès de son père.
Les deux autres contes s’inscrivent plus directement dans le récit-cadre et préparent la scène de reconnaissance finale. Dans L’Histoire de la main coupée, Zaleukos, l’un des marchands, avoue un souvenir qui le poursuit encore: jeune médecin grec formé à Paris, devenu marchand itinérant, il s’était laissé engager à Florence par un inconnu au manteau rouge pour décapiter, de nuit, une femme prétendument morte. Au moment d’accomplir l’acte, la jeune femme avait ouvert les yeux, Zaleukos comprenant alors qu’on l’avait piégé pour commettre un meurtre! Avec La Délivrance de Fatma, rapportée par Lezah, le registre devient aventureux. Son frère Mustafa, fils du cadi d’Akara, voit sa sœur Fatme et sa fiancée Zoraide enlevées par des pirates et promises au marché aux esclaves. Maudit par son père, il se lance à leur poursuite et tombe entre les mains d’Orbasan. Le brigand, loin de la réputation qui l’accompagne, se montre juste: après avoir entendu Mustafa, il l’aide, puis, constatant l’échec du jeune homme à libérer seul les captives du château de Thiuli-Kos, intervient lui-même pour les sauver.
Dans l’ensemble, Les Contes de Wilhelm Hauff fonctionnent ainsi, à la manière de ceux d’E.T.A. Hoffmann, comme un petit laboratoire de formes: vengeance tragique et culpabilité, aventure de pirates et de brigands «nobles», satire sociale, et bien sûr merveilleux. Le cadre du voyage donne une unité discrète à cet ensemble disparate d’histoires racontées au milieu du désert afin de tenir un groupe ensemble et de le désennuyer. Le conte y retrouve sa fonction première, celle d’un récit partagé qui aide à traverser la nuit. Hauff s’amuse à y varier tons et références: de la fable souriante, où la magie mal maîtrisée rappelle doucement ses dangers, au romantisme sombre du vaisseau maudit, entre brumes, spectres et cupidité châtiée; de la satire de la marginalité et de l’arbitraire du pouvoir, où le merveilleux accentue autant qu’il corrige les injustices, au rêve d’ascension sociale et à l’envie d’endosser une autre identité, traités avec une ironie bienveillante. Du récit sombre auquel la confession tardive d’Orbasan donne une dimension morale presque religieuse, à l’aventure chevaleresque où ce même Orbasan apparaît comme un bandit au grand cœur, brièvement élevé au rang de justicier.
Ce recueil m’attendait depuis longtemps dans ma bibliothèque. Ces contes ne m’ont pas déçu. Ajoutons aux plaisirs de la lecture le charme d’une édition merveilleusement illustrée. Voilà qui ne peut que m’inviter à poursuivre rapidement la découverte des récits de Wilhelm Hauff, dont je risque de reparler très bientôt ici même!

Billet publié dans le cadre des
Escapades en Europe – décembre 25: Contes et contes de fées

Les autres participants:
Pativore – Charles DICKENS: A Christmas Carol et Hans Christian ANDERSEN: La Petite fille aux allumettes
Keisha – Lou Lubie: Et à la fin ils meurent (la sale vérité sur les contes de fées) (BD)
0 commentaire