Ödön von HORVÁTH: Le Jugement dernier
Un quai de gare, un baiser furtif, un signal mal vérifié, un train lancé à pleine vitesse: Anna, la fille de l’aubergiste, fiancée au boucher Ferdinand, effleure d’un baiser le chef de gare scrupuleux, Thomas Hudetz, qui oublie un geste de routine et manque le signal… le train entre en collision. Dix-huit morts. Enquête, témoignages, procès: la jeune Anna jure que Hudetz a bien abaissé le levier; sa femme — qui a vu le baiser par la fenêtre — dit l’inverse. Le village et les juges choisissent de croire la première; Hudetz est acquitté, mais la faute non expiée le ronge…
Je poursuis avec Le Jugement dernier mon exploration du théâtre d’Ödön von Horváth. Cet automne est décidément la saison des lectures suivies! Ce que j’aime dans ces lectures, c’est cette possibilité d’accompagner un écrivain dans la continuité de son œuvre, de voir se déplacer ses obsessions, s’assombrir sa lucidité. Écrite après la prise du pouvoir par Hitler, alors que Horváth est banni d’Allemagne et que ses livres brûlent sur les places publiques, la pièce marque un net tournant. Là où les comédies sociales des années 1927-1933 moquaient la bêtise, la vanité et le conformisme d’une société satisfaite d’elle-même, Le Jugement dernier semble renoncer au ton de la satire. L’ironie s’y fige en gravité, explore d’autres territoires, plus symbolistes ou fantastiques. La veine dramatique se fait plus sombre, met en accusation une société figée dans sa moralité, toujours prête à juger sans comprendre.
Dans la bourgade où s’ouvre le drame en effet tout semble marcher à l’heure — même les retards des trains —, la vie s’écoule avec une régularité exemplaire. Les habitants s’occupent comme ils peuvent: ils se commentent, s’entretiennent mutuellement dans la torpeur des convenances. Thomas Hudetz, chef de gare appliqué, y tient sa place comme un engrenage bien graissé. On l’admire pour sa ponctualité, on le plaint pour sa femme — une mégère jalouse qu’il s’obstine à défendre avec une correction irréprochable. Bref, un homme convenable dans un monde convenable: tout ce qu’il faut pour qu’un simple battement de cœur, un baiser volé, vienne dérégler la machine!
À première vue, Le Jugement dernier ressemble à une pièce d’enquête policière: un crime, des témoins, une vérité à établir. Tout y est — interrogatoires, contradictions, aveux différés — comme si la justice devait, au terme du procès, rendre à chacun sa place. Mais Horváth s’amuse de ces faux-semblants. Dans sa pièce, il n’y a ni mystère à résoudre, ni vérité à découvrir, seulement une société empressée de juger avant de comprendre. Ce qui l’intéresse, c’est la mécanique du soupçon et la contagion des responsabilités. Sous couvert d’un drame judiciaire, Horváth compose donc une tragédie morale. Hudetz n’a pas cherché le mal; il l’a laissé advenir. Et lorsque la jeune femme qui l’a distrait ment pour le sauver, la vérité se retourne en piège.
Quand Anna retrouve Hudetz la nuit sous le viaduc, le théâtre bascule: l’étreinte vire au meurtre, et la pièce prend des accents de conte noir — jusqu’aux morts qui semblent revenir comme une voix de conscience. Poussé par les morts, Hudetz est tenté par le suicide, mais finit, prévenu par le fantôme d’Anna, par se rendre à la justice. Nulle expiation cependant dans son geste, qui relève moins d’un acte de contrition que de la prise de conscience finale qu’il n’y a pas de justice au-delà de l’enchaînement des responsabilités mutuelles: un chef de gare consciencieux dominé par une femme acariâtre, une jeune fille qui flirte, un moment d’inattention et de légèreté, une société villageoise qui juge moins les actes que les réputations et au final peut-être un simple dysfonctionnement technique: car pourquoi lors du passage des trains précédents l’alarme n’a-t-elle pas retenti avant qu’Hudetz n’actionne le signal? Le Jugement dernier n’est que le dernier jugement et nullement la pièce réconciliatrice d’un drame édifiant. Horizon sans au-delà, suivant les circonvolutions d’un drame réaliste en forme d’enquête policière qui dégénère en conte fantastique, le décor du monde moderne – trains, viaducs, automatismes – devient tout simplement, dans Le Jugement dernier, le théâtre d’une tragédie morale sans transcendance.
« Anna: Attendez! Monsieur Houdetz, ma vie a basculé tout d’un coup. Je ne pensais pas à mal, mais tout a changé maintenant, et quand la nuit vient, les étoiles, je les oublie. Notre maison est devenue plus petite, et Ferdinand aussi, je le regarde avec d’autres yeux. Tous me sont devenus si étrangers, mon père, Léni, tout le monde, sauf vous, monsieur Houdetz. Quand vous êtes arrivé hier, je savais de quoi vous auriez l’air, votre nez, vos yeux, votre menton, vos oreilles… comme si je me souvenais de vous, alors que nous n’avons jamais prêté attention l’un à l’autre. maintenant je vous connais très très bien. C’est pareil pour vous par rapport à moi? »
Ödön von Horváth: Le Jugement dernier, traduction: Henri Christophe, Théâtre complet, tome 6, L’Arche éditeur.
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