Octobre 2025 – Escapades européennes: Romans réalistes et naturalistes
Changement d’air ce mois-ci pour nos voyageurs littéraires: après les grands espaces, nous avons mis le cap sur les intérieurs bourgeois, les salons étouffants, les merceries sombres et les bureaux ministériels — bref, l’Europe du réel, celle du XIXᵉ siècle qui se regarde dans le miroir du naturalisme et du réalisme. Moins de montagnes, plus de mœurs. Et quelques tempêtes sous des crânes bien peignés.

Dostoïevski, entre exaltation et orage russe
Keisha prévient d’entrée : « Feodor et moi, ça ne colle pas trop. » Mais elle persiste et signe — et, ma foi, elle a bien fait ! Car dans Stepantchikovo et ses habitants, Dostoïevski se montre en verve comique : des domestiques qui piaillent, un colonel dépassé, un Foma Fomitch despotique et ridicule… bref, une ménagerie plus qu’un roman. Keisha ressort de cette tragi-comédie russe plutôt conquise, quoique légèrement décoiffée par le chaos des noms et des caractères. Elle enchaîne courageusement avec Niétotchka Niezvanova, roman inachevé où, cette fois, l’exaltation gagne du terrain sur la narration — et Keisha, prise de vertige, finit par «passer quelques paragraphes». Mais saluons la performance: deux Dostoïevski d’affilée, il fallait oser. Merci à Ginkgo d’avoir offert ces redécouvertes, et à Keisha pour l’honnêteté de son compte rendu — preuve qu’on peut aimer la littérature russe sans toujours s’y retrouver.
Fontane, le charme discret du réalisme prussien
Avec Frau Jenny Treibel, de Theodor Fontane, Claudialucia a fait souffler un vent berlinois sur notre étape. Fontane, cet auteur que les Allemands chérissent et que les Français ignorent, nous offre ici un ballet de convenances et d’ironie: une bourgeoise sentimentale mais vénale, une fille de professeur ambitieuse, des dîners interminables où tout se joue dans le non-dit et la vaisselle fine. Sous la plume de Claudialucia, on retrouve la saveur d’un réalisme poétique: moins cru que Zola, plus distancié, plus subtil. Et quelle galerie de portraits ! Jenny, Corinna, la fidèle Schmolke — autant de figures finement dessinées dans un roman où la satire sociale se glisse sous le velours des convenances.
Zola, du cœur du crime à la tribune du pouvoir
Changement d’atmosphère: retour à Paris, passage du Pont-Neuf. Avec Thérèse Raquin, Ingannmic signe une plongée sensorielle dans l’humidité du crime et la torpeur du remords. La passion, ici, n’a rien de romantique: elle sue, halète, étouffe. Zola dissèque les corps comme les consciences. De la mercerie sombre aux cauchemars du couple assassin, tout se délite dans une descente aux enfers sans jugement, mais sans issue. Et Ingannmic, lucide, interroge: Zola condamne-t-il ou comprend-il Thérèse ? Voilà bien le signe d’une lecture naturaliste, un genre qui ne moralise pas mais observe.
Autre Zola, autre enfer: celui du pouvoir. Avec Son Excellence Eugène Rougon, Nathalie nous ouvre les portes feutrées du Second Empire — ces salons où l’on complote autant qu’on s’ennuie. Elle en tire une lecture claire, vive et ironique: Rougon, colosse politique à l’ego hypertrophié, s’y débat dans la boue des ambitions, sous l’œil morne d’un Napoléon III spectral. On rit (jaune) des vanités parlementaires, on frissonne (des rapprochement avec l’actualité politique) devant la permanence des magouilles. Entre deux citations ciselées et une évocation sublime d’un ciel de boue sur les Champs-Élysées, le billet de Nathalie rappelle que la littérature naturaliste, c’est aussi parfois de la grande politique.
Retour à Balzac
Choup a pris l’option d’un retour aux formes plus modestes — les Scènes de la vie privée de Balzac. Elle en a lu quatre. Dans La femme abandonnée, un baron provincial tente de séduire une vicomtesse recluse. Dans Le Bal de Sceaux, la vanité aristocratique éclate au grand jour. Dans Etude de femme, une marquise joue de ses apparences. Et dans Pierre Grassou, le peintre médiocre est élevé au rang de maître par les faveurs du public. Choup montre que Balzac continue de ciseler les ambitions mesquines, les illusions mondaines, les retournements d’âmes — et que sous des récits « de salon » se cache le grand observateur des vices sociaux. Un beau choix de lecture pour un mois réaliste et naturaliste… même si Choup s’amuse (des nouvelles, alors qu’on demandait des roman!) de son propre écart au thème.
La Terre promise, fresque industrielle polonaise
Patrice nous entraîne à Łódź, ville industrielle d’un XIXᵉ siècle polonais, avec La Terre promise de Władysław Reymont. L’intrigue est vaste: Karol Borowiecki, noble en quête de fortune industrielle, s’associe avec un industriel allemand et un banquier juif, dans un monde où tout gronde (machines, usines, rivalités commerciales). Le roman expose la misère ouvrière, la pollution des usines, les compromis éthiques et les tricheries financières. Anka, jeune héroïne, tente de porter un regard humain dans l’enfer de la production. Patrice souligne l’ampleur du livre — près de 1000 pages — et la puissance de sa visualisation: usines tremblantes, nuages de vapeur, vies pliées à l’exploitation. Il nous invite avec enthousiasme à plonger dans ce pavé, témoin d’une lutte entre l’argent, l’humain et la dignité. Et à découvrir la grande littérature polonaise!
Henry Céard, la mélancolie du rien
Quant à moi, pour boucler cette étape, j’ai misé sur un « petit maître »: Henry Céard, et son unique roman, Une belle journée. Pas de drame éclatant, pas de grande révélation chez cet écrivain proche de Zola, qui participa à l’aventure collective des Soirées de Médan: juste une femme, un après-midi, un ennui. Céard observe ce moment où le désir s’use, où la promesse d’une aventure tourne court. Un roman où il « ne se passe rien », mais où tout se joue: le naturel des gestes, la fatigue des mots, le désenchantement du quotidien. Le naturalisme, ici, devient une esthétique du vide. Et, par contraste, une expérience d’une intensité rare. Entre Flaubert et Manet, Céard peint le gris d’un dimanche d’octobre comme d’autres peignent la mer en hiver.
Un immense merci à Keisha, Claudialucia, Ingannmic, Nathalie, Choup et Patrice: grâce à vos coups de plume, vos hésitations, vos fulgurances, cette nouvelle étape littéraire nous a permis de nouveau de découvrir de beaux textes — une étape intense, diverse, parfois déroutante, mais toujours convaincante. Comme on aime qu’il arrive en voyage!
Le mois prochain: cap sur la Suisse alémanique ! Après les passions parisiennes, les salons berlinois et les tempêtes russes, nos valises reprennent du service pour une nouvelle étape: en novembre, les Escapades en Europe prennent le chemin de la Suisse alémanique. Montagnes, lacs et vallées seront au rendez-vous, mais surtout ces voix singulières venues d’un espace souvent à la croisée des cultures: Robert Walser, Friedrich Dürrenmatt, Max Frisch, Hermann Hesse, Peter Stamm… Un mois idéal pour découvrir ou redécouvrir une littérature à la fois introspective, ironique et profondément moderne.
Et comme les beaux hasards font bien les choses, cette étape croisera le challenge Feuilles allemandes proposé comme chaque année par Eva et Patrice: l’occasion parfaite de faire dialoguer nos deux aventures littéraires, entre escapades et feuillages d’automne.
Rendez-vous donc le 15 novembre pour vos billets helvétiques: romans, nouvelles, journaux ou récits de voyage — tout ce qui nous fera goûter à la saveur si particulière de la littérature suisse allemande. À vos carnets, à vos montagnes, à moins que vous ne préfériez arpenter les ruelles des belles cités alémaniques ou vous laisser aller au fil des lacs et… bonnes lectures !

1 commentaire
tadloiducine · 16 octobre 2025 à 10 h 58 min
Mince, ma participation et mon commentaire (tardifs…) sous le billet « récapitulatif » ont dû passer à l’as! Tant pis pour moi, je n’avais qu’à être prêt quelques heures plus tôt…
J’avais encore fait un « pas de côté » avec Emile ZOLA raconté par sa fille, de Denise Leblond-Zola.
https://dasola.canalblog.com/2025/10/15/emile-zola-par-sa-fille.html
(s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola