Septembre 2025 – Escapades européennes aux rives de la mer Noire

Publié par Cléanthe le

Pour ce mois de septembre, notre challenge littéraire a mis le cap sur l’Est, aux frontières flottantes des empires, entre steppes, forêts et rivages. La mer Noire, carrefour des cultures, ne s’est pourtant pas laissée apprivoiser facilement. Elle s’est faite décor de comédies grinçantes, horizon de l’exil, mémoire fragmentée, lieu de passage ou de relégation. Les écrivains l’ont contournée, sillonnée, rêvée – parfois sans jamais y plonger vraiment. Comme si cette mer intérieure, bordée d’Histoire, résistait à la saisie directe. Ce fut, pour le dire vite, le mois des seuils et des marges, de ces lieux où l’Europe cesse d’être tout à fait elle-même sans devenir pour autant autre chose. Retour sur une escale foisonnante, où le détour valait souvent autant que la destination!


Le tour de la mer Noire façon Verne: Kéraban le têtu

Trois lectures, un même périple extravagant: celui de Kéraban, négociant turc entêté jusqu’à l’absurde, qui refuse de payer une taxe sur le Bosphore et impose à ses compagnons un tour complet de la mer Noire… par voie de terre. Telle est l’escapade qui, à la suite de Jules Verne, a mené trois de nos voyageurs. Cléanthe y a vu une comédie ironique et autoréflexive: Verne, en pastichant ses propres Voyages extraordinaires, transforme le carnet de route en prétexte à un récit de l’idée fixe — jusqu’à l’épuisement. Une satire du libre arbitre, où la volonté devient tyrannie. Claudialucia, quant à elle, met l’accent sur la veine documentaire et géopolitique du roman, attentive aux étapes du voyage, notamment la traversée de la Bulgarie. Elle souligne la fidélité de Verne à sa méthode: mêler fiction romanesque et leçon de géographie politique. Enfin, Ta d loi du ciné choisit un « pas de côté », savourant la verve des chapitres à l’ancienne, les aphorismes libertaires du héros et l’architecture théâtrale des scènes — notamment au caravansérail de Rissar. Trois lectures, trois regards, un même plaisir: celui d’un Verne qui, sous ses airs de folie douce, réinvente la mécanique bien huilée de son œuvre.


Ovide au Pont-Euxin: Les Pontiques

Deux regards, une même voix : celle d’Ovide exilé, banni sur les rives lointaines de la mer Noire. Nathalie , lisant Tristes Pontiques dans la traduction nerveuse et dépouillée de Marie Darrieussecq, a souligné l’éloquence obstinée du poète, son mélange de fierté et de supplication. Les lettres, adressées depuis Tomes, se heurtent à l’indifférence de Rome, et dans cette solitude géographique se cristallise toute une géographie mentale de l’exi : la mer Noire devient à la fois paysage, frontière et climat intérieur. Tullia, de son côté, s’est laissée happer par la voix nue d’Ovide, qui se répète, se relance, s’entête : souffle désespéré, tenace, qui défie l’oubli. Les lettres s’enchaînent en une litanie poignante — document bouleversant sur la résistance de l’écriture, même réduite à supplier dans le vide. Une double lecture émue et complémentaire, qui redonne à l’exil d’Ovide toute son intensité. Et me donne l’idée d’une étape dans la Rome ou dans la Grèce antique, pour une éventuelle deuxième saison.


Frontières, lisières, forêts: Kapka Kassabova, Lisière

À deux voix, Lisière s’est imposé ce mois-ci comme l’un des textes les plus marquants. Nathalie y a vu une enquête au long cours, entre carnet de terrain et méditation sur la mémoire collective, où la frontière entre la Bulgarie, la Grèce et la Turquie se fait ligne de tension autant que d’écoute. Alexandra, quant à elle, a souligné la richesse polyphonique du récit, sensible aux voix mêlées des Pomaques, des Turcs, des Bulgares, des réfugiés de l’Est, qui tissent un paysage mouvant et chargé d’Histoire. Pour l’une comme pour l’autre, la mer Noire ne sert pas de simple décor: elle hante le livre comme une présence invisible, à la fois seuil et impasse. Le glossaire final, relevé par Alexandra, devient le condensé poétique de cette complexité langagière et humaine que Kassabova a su capter dans ses marges. Une œuvre vibrante, dense, habitée — et partagée.


Les horizons bulgares de Maria Kassimova-Moisset: Rhapsodie balkanique


Deux approches pour une même fresque : celle de Miriam, jeune femme juive bulgare née à Bourgas en 1909, dont le destin intime traverse le siècle entre amour contrarié, deuils, maternités et exils. Pativore a été touchée par la puissance émotionnelle du récit, sa langue souple et lyrique, et la manière dont il tisse l’histoire familiale à celle des Balkans. Une fresque intime, bordant à sa manière les rives du continent. Ingannmic, de son côté, en propose un contrepoint plus critique: si le personnage de Miriam captive, le roman perd selon elle en cohérence dans son dernier tiers, notamment à travers des scènes métafictionnelles (dialogues avec les morts) qu’elle juge pesantes ou artificielles. Mais cette divergence de réception est aussi une richesse: elle témoigne d’un texte qui dérange, interroge, et donne voix à une mémoire minoritaire encore peu explorée dans le paysage éditorial français. Une rhapsodie à plusieurs voix, en somme.


Le folklore selon Raditchkov: Les récits de Tcherkaski

Une seule voix, mais un monde entier: avec Patrice, nous découvrons l’univers singulier de Raditchkov, fait de contes rustiques, d’humour discret et de merveilleux enraciné. Les bêtes y parlent, les rivières se souviennent, les paysans traversent le temps avec leur sagesse rêveuse. Dans ce recueil de nouvelles à la fois fantasques et profondément ancrées dans le terroir bulgare, l’auteur mêle trivial et mythique, quotidien et légende, avec un art du récit oral qui capte l’attention. L’introduction de la traductrice, saluée par Patrice, éclaire avec justesse les passerelles entre folklore et modernité — une précieuse clef d’entrée pour ce classique encore trop méconnu de la littérature européenne.


Rives ottomanes & monde arménien: Sevda Sevan, Quelque part dans les Balkans

Une ville « qui regarde la mer », une chronique douce-amère aux lisières de l’Europe : à Tekirdağ/Rodosto, sur la rive de la mer de Marmara, Sevda Sevan dessine le portrait d’une communauté arménienne prise dans le flux discret de l’Histoire. Les personnages — Ovsanna, David, Tamar, Melvine — évoluent dans un monde suspendu, où l’intime se mêle au politique sans jamais hausser le ton. Passage à l’Est souligne avec justesse cette forme de légèreté grave, ce pas de côté narratif qui dit les blessures sans les montrer. Un volume porté par une écriture retenue, précise, qui donne à la mer un rôle de témoin silencieux — et à la littérature, celui de mémoire vivante.


Une fois de plus, merci tous pour vos lectures et ce partage! Je ne pensais pas que ce mois-ci consacré à la Mer Noire rencontrerait tant de succès. La mer Noire aura été au cours de cette étape des Escapades en Europe un miroir fuyant, qui reflète autant qu’il dissimule. Nos lectures nous ont permis d’en épouser les contours incertains, d’explorer ses littoraux et ses marges, d’entendre les voix qui y résonnent encore. Je regrette pour ma part un peu de ne pas avoir pu consacrer le développement à quoi j’avais pensé d’abord à l’Ukraine, et en particulier à l’Odessa. Mais qu’elle soit frontalière, familière, lointaine ou mythique, le Mer Noire reste un lieu de passage, de mémoire, de fiction. De tensions aussi, malheureusement. Mais la littérature est là aussi pour aborder ces questions douloureuses.



Le mois prochain, escale dans le réel: Romans réalistes et naturalistes européens. Après les rivages incertains, cap en effet sur le détail, les grandes forces économiques et sociales, le tissu social. En octobre, les Escapades en Europe plongent dans la veine réaliste et naturaliste. De Balzac à Zola, de Theodor Fontane à Galdós, de Tolstoï à Verga, nous lirons ces auteurs qui ont voulu dire le monde tel qu’il est, dans sa dureté et sa beauté, dans ses injustices et ses élans. À vos lectures — et que le réel vous emporte !



2 commentaires

PatiVore · 19 septembre 2025 à 20 h 13 min

Un beau bilan, Cléanthe ! Je te donne mon lien vers la 2e note de lecture (bulgare elle aussi) : Les cosmonautes ne font que passer d’Elitza Gueorguieva https://pativore.wordpress.com/2025/09/16/les-cosmonautes-ne-font-que-passer-delitza-gueorguieva/
Bon weekend 🙂

Tullia · 19 septembre 2025 à 21 h 35 min

Une étape vraiment passionnante, et qui fait encore grandir ma PAL !

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