Marlen HAUSHOFER: Le Mur invisible
Partie avec des amis dans les Alpes autrichiennes, une femme, restée seule dans leur chalet, découvre au matin qu’un mur invisible, infranchissable et transparent, l’isole soudain du reste du monde. Derrière la paroi, tout semble figé : les hommes pétrifiés dans leurs gestes, les animaux immobiles, comme si la vie s’était arrêtée. Seule, elle entreprend de survivre avec les moyens du bord, accompagnée d’une chienne, d’une vache et d’un chat. Commence alors une longue robinsonnade en montagne, où chaque geste quotidien – couper du bois, semer des pommes de terre, traire la vache – devient à la fois une épreuve et une victoire…
C’est le mois de rattrapage des billets en retards! Ces lectures du cours de l’été qu’une fin août et un début septembre un peu chargés ne m’ont pas laissé le loisir de rédiger, mais pour lesquelles je compte bien me rattraper. Première élue: Marlen Haushofer, et ce Mur invisible, roman avec qui j’ai découvert cet été l’oeuvre de l’autrice autrichienne. J’en ai lu plusieurs à la suite, dont je reparlerai sans doute tout bientôt. Mais il est vrai que celui-ci demeure le plus célèbre de l’autrice, sans doute parce que s’y croise inspiration féministe et fable post-apocalyptique. C’est en tout cas à la faveur de ces deux motifs que le roman a retrouvé une certaine actualité au cours de ces dix dernières années.
Publié en 1963, Le Mur invisible est donc l’œuvre la plus célèbre de Marlen Haushofer, romancière autrichienne discrète, morte en 1970. Ce récit à la première personne prend la forme d’un journal tenu par l’héroïne, qui note avec une précision presque clinique les tâches, les saisons, les pensées qui l’habitent. L’isolement, loin de n’être qu’une épreuve matérielle, devient aussi une méditation sur la condition humaine, la fragilité des êtres et la place de l’homme dans la nature.
Fable post-apocalyptique, qui ne s’intéresse cependant que très peu aux raisons qui ont conduit à la catastrophe, sinon la certitude que le développement de l’humanité ne pouvait aboutir qu’à un événement de ce type, ce roman est une robinsonnade, mais inversée, et une robinsonnade au féminin : pas de conquête d’un territoire exotique, pas d’expérimentations techniques triomphales. Ici, il s’agit plutôt d’une lutte humble et quotidienne pour maintenir la vie, en s’accordant au rythme des animaux et de la forêt. Le récit, austère et dépouillé, se lit comme une fable écologique avant l’heure, où l’idée d’un monde post-apocalyptique croise l’expérience intime d’une femme confrontée à la solitude.
Ce qui frappe, et pourra en rebuter certains, c’est la sobriété de l’écriture : pas de pathos, pas de grands effets. Le journal de la narratrice se lit dans une tension sourde, entre angoisse et acceptation. Et cela ne va pas sans une certaine pesanteur à la lecture. Non que l’écriture en soit lourde, bien au contraire. Elle me semble admirablement ciselée. Mais disons qu’on ne lit pas Le Mur invisible de Marlen Haushofer comme on lirait un Hercule Poirot ou un roman feel good! Cette absence de concession au plaisir immédiat du lecteur, aux séductions du langage est d’ailleurs assez caractéristique de la littérature autrichienne d’après guerre, à mettre sans doute en relation avec l’expérience malheureuse des errances totalitaires du milieu du siècle et une certaine méfiance à l’égard des facilités d’une langue dont les séductions peuvent conduire au pire.
Au lieu de cela, le roman de Marlen Haushofer est à lire comme une véritable expérience, une sorte de décentrement des habitudes de lecture et de représentation classiques, et de recomposition autour d’un autre centre, qui se confond avec l’expérience d’une vie ramenée à la survie. Le mur, qui donne son titre au roman, dont on ne saura jamais l’origine, reste une énigme : métaphore d’une barrière intérieure ? Symbole de l’exclusion des femmes ? Allégorie de la fin d’un monde ? Chacun peut y projeter sa propre interprétation. Mais surtout, ce qui m’a semblé le plus réussi est tout ce qui tourne autour de la temporalité: la linéarité rompue par cette rupture initiale du mur mettant un terme au développement de l’humanité, le temps cyclique des saisons, qui n’est pas cependant le strict retour au même imposent une forme de narration nouvelle, qui s’accommode mal avec les codes habituels du roman. Mais là est justement tout le talent de Marlen Haushofer qui, à travers le journal de sa narratrice, la péripétie finale, dont la tension est à son tour évacuée en quelques pages, et la fin ouverte du roman qui s’en suit transforme subtilement l’esthétique romanesque et jusqu’à la notion d’événement, de péripétie, forme commune au temps et au récit.
« Tant de choses s’étaient passées depuis quelque temps. Perle avait été tuée, un petit taureau étéait né, la chatte avait trouvé un chat, des chevreuils étaient morts de froid et les bêtes de proie avaient eu un hiver opulent. Quant à moi, j’avais éprouvé tant d’émotions que je me sentais épuisée. Je restais couchée sur le banc et, les yeux fermés, je voyais à l’horizon des montagnes enneigées et des flocons blancs qui descendaient sur mon visage dans un grand silence lumineux. Il n’existait plus ni pensée, ni souvenir, rien que la vaste et silencieuse lumière de la neige. Je savais que de telles images étaient dangereuses pour quelqu’un de solitaire, mais je ne trouvais pas la force de lutter contre elles.
Lynx ne me laissa pas tranquille longtemps. Il revenait sans cesse vers moi et me poussait du nez. Je tournais péniblement la tête et, dans son regard brillant, la vie chaude et pressante semblait me faire signe. A la fin, je me levai en soupirant et repris mon labeur quotidien. Maintenant que Lynx, mon gardien et mon ami, n’est plus, cette tentation d’entrer dans le silence blanc et sans douleur devint parfois très grande. Je dois me surveiller plus sévérement qu’avant.
Marlen HAUSHOFER, Le Mur invisible, traduction Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon, Actes sud/Babel
3 commentaires
tadloiducine · 8 septembre 2025 à 18 h 37 min
Je serais intéressé par tes billets sur les autres oeuvres de l’auteur (c’est dasola qui m’avait fait découvrir Le mur invisible, mais j’en suis resté là).
J’avais versé ce titre dans le système de prêt de livres de l’AMAP dont je fais partie, dans le cadre, justement, d’un « focus » sur des robinsonnades… Depuis, j’ai lu Dans la forêt (deux soeurs qui doivent survivre dans un environnement post-apocalyptique)… et bien d’autres robinsons, mais peu de robinsonnes…
(s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola
Ingannmic · 8 septembre 2025 à 18 h 41 min
J’ai adoré ce livre, dont j’ai aimé le rythme lent, l’étrange ambiance, et la manière dont l’héroïne finit par s’adapter à sa nouvelle vie, et même y trouver du sens…
Ingannmic · 8 septembre 2025 à 20 h 13 min
Ah, et j’ai finalement pu avancer la parution de mon billet pour les Escapades au 18.