James BALDWIN: La chambre de Giovanni

Publié par Cléanthe le

Nous sommes en France, au lendemain de la seconde guerre mondiale. David est seul, retiré en Provence. Il vient d’apprendre que Giovanni, son ancien amant, sera exécuté le lendemain. Guillotiné. David se souvient. Il se souvient de son arrivée à Paris, de ses tentatives pour vivre à distance de l’Amérique et de ses attentes, de son engagement avec Hella, une femme qu’il aime peut-être, ou croit devoir aimer. Et puis de sa rencontre avec Giovanni, dans un bar de Saint-Germain. Giovanni est jeune, beau, passionné, désespéré. Il vit dans une chambre exiguë, en périphérie de tout, et c’est là que David va s’installer quelque temps. Leur relation est d’une intensité presque étouffante. La chambre devient un monde clos, un théâtre d’ombres où se jouent le désir, la tendresse, la peur. Car David n’assume rien. Il lutte contre lui-même, contre ce qu’il ressent, contre ce qu’il croit que le monde attend d’un homme…

S’il y a un génie propre aux écrivains des Etats-Unis, c’est bien celui de savoir saisir, à partir du particulier, quelque chose de proprement humain, qui à la fois s’enracine dans la singularité d’une vie, nous touche individuellement et finit par atteindre à l’universel. A la fois enraciné dans le particulier d’une communauté, d’un Etat, d’un quartier (au point qu’on a pu dire, non sans humour, que toute la littérature romanesque américaine relevait du genre du roman provincial) et parlant de l’homme, de l’humain dans sa totalité: William Faulkner, Philip Roth, Toni Morrisson, Richard Ford, Saul Bellow… ont tous suivi ce chemin là. James Baldwin est de leur nombre et a tout des grands romanciers américains. Né à Harlem, James Baldwin (1924–1987) grandit dans un contexte de pauvreté, de ségrégation raciale et de rigueur religieuse, qui marquera profondément son œuvre. Romancier, essayiste, dramaturge, il quitte les États-Unis dans les années 1940 pour s’installer à Paris, fuyant le racisme et cherchant un espace où vivre et écrire librement. À la croisée des luttes — celles des Noirs américains, des homosexuels, des exilés — Baldwin développe une œuvre traversée par la question de l’identité, de la honte et de la vérité. Longtemps trop peu connu en France, alors qu’il y passa une partie importante de sa vie, Baldwin a cependant entretenu un lien fort avec la France, et particulièrement avec Paris, où il vécut plusieurs années. Il y trouvait une liberté qu’il ne connaissait pas aux États-Unis, même si, en tant qu’homme noir et homosexuel, il n’y fut jamais tout à fait invisible ni indemne des regards. Les intellectuels français l’ont reconnu très tôt cependant comme une figure importante : Sartre, Beauvoir, Genet le lisent, l’invitent, le soutiennent.

La Chambre de Giovanni est ainsi de ces livres dont on se murmure le titre et qui gagnerait à être bien plus connu, tant il s’agit d’un très grand livre. J’avoue l’avoir moi-même laissé traîner un peu trop de temps sur ma pile à lire. Tragédie intime, celle d’une histoire d’amour entre deux hommes, dont on sait dès le premier chapitre qu’elle a mal tourné, récit audacieux pour l’époque (Baldwin l’a publié en 1956, après avoir essuyé de nombreux refus), la chambre de Giovanni est aussi dans une certaine mesure un texte politique, brûlant, où la question de l’identité — sexuelle, sociale, nationale — est centrale. Mais c’est encore un magnifique portrait de Paris, qui se dit dans quelques croquis particulièrement réussis: un Paris interlope et canaille, avec ses bars de nuit, ses rencontres tarifées, ses « folles » , ses descentes de police, sa vie grouillante et populaire, peuplé d’expatriés, de barmen silencieux, vus par un américain pour lequel la demi-clandestinité des aventures masculines reste une liberté étonnante au regard des Etats-Unis où l’homosexualité est encore criminalisée.

Et pourtant, réduire La Chambre de Giovanni à un roman sur l’homosexualité serait une erreur, comme ce serait une erreur de dire que les romans de Philip Roth sont seulement des romans juifs, des romans de Newark, ou ceux de Jim Harrison des romans du Montana et des grands espaces américains. Toujours cette singularité d’un point de vue particulier dont se nourrit la prose de ce pays! Quoi d’étonnant alors qu’il y ait tant de livres américains qui se lisent comme on entend une confession? Pas une confession scandaleuse ou larmoyante, non — mais une voix qui raconte ce qu’elle n’a jamais pu dire à personne. La Chambre de Giovanni, c’est exactement cela. Un récit à la première personne, tendu, lucide, déchirant, dans lequel James Baldwin prête sa plume à un jeune homme américain qui a aimé un autre homme — et n’a pas su le lui rendre: la rencontre avec Giovanni, dans un monde interlope d’expatriés et de solitude; la passion, d’abord vécue comme une délivrance, puis comme un piège; cette chambre — la fameuse chambre de Giovanni — qui devient à la fois abri, huis clos, puis scène d’un drame à venir; et au cœur de tout cela, David, empêtré dans une masculinité rigide, incapable de dire « je t’aime » à celui qu’il regarde pourtant avec fascination – telles sont les principales étapes de cette éducation sentimentale. Oui, comme dans L’Education sentimentale de Flaubert, le roman entier est porté par cette tension : entre ce qui aurait pu être, et ce qui n’a pas été. A travers cette histoire d’amour de deux hommes, Baldwin a écrit une oeuvre flamboyante sur la peur d’aimer, et sur ce que cette peur détruit, en nous et autour de nous, y déployant un art rare du récit introspectif. Tout est écrit depuis l’après-coup, dans une langue nue, où chaque phrase semble pesée, mesurée, douloureuse. Le drame est annoncé d’emblée, et pourtant on y va, pas à pas, fasciné. Comme si le texte lui-même nous disait : regarde, c’est ainsi que ça s’est passé, et je ne sais toujours pas comment vivre avec ça. Un très grand livre!

« A cinq heures du matin, Guillaume ferma la porte du bar derrière nous. Les rues étaient vides et grises. A un coin de rue, non loin du bar, un boucher avait déjà ouvert sa boutique et on l’apercevait à l’intérieur, couvert de sang, tailladant la viande avec son couperet. Un des grands bus verts qui parcourent les rues parisiennes nous dépassa lentement, pratiquement vide, agitant impérieusement son signal électrique pour indiquer un changement de direction. Un garçon de café déversa de l’eau sur le trottoir devant son établissement et le chassa à coups de balai jusqu’au caniveau. Au bout de la longue rue incurvée qui nous faisait face se dressaient les grands arbres du boulevard et les chaises de paille empilées devant les cafés et le haut clocher de Saint-Germain-des-Près – pour Hella et moi, le plus beau de Paris. Au-delà de la place, la rue descendait jusqu’au fleuve et, invisible derrière nous, serpentait vers Montparnasse. Elle portait le nom d’un aventurier qui a semé en Europe un vent dont on récolte encore la tempête à ce jour. J’avais souvent descendu cette rue, parfois avec Hella, en direction du fleuve, et souvent je l’avais remontée sans elle, vers les filles de Montparnasse. Il n’y avait d’ailleurs pas si longtemps, bien que, ce matin-là, cela me semblât avoir eu lieu dans une autre vie. »

James BALDWIN, La Chambre de Giovanni (1956), traduit de l’anglais par Elisabeth Guinsbourg, Editions Rivages


Billet publié dans le cadre du défi « Juin, mois des Fiertés »


4 commentaires

Anne-yes · 25 juin 2025 à 8 h 01 min

C’est une lecture que j’avais très moyennement appréciée. En te lisant j’ai l’impression d’être passée à côté de ce roman.

    Cléanthe · 25 juin 2025 à 8 h 04 min

    C’est mystérieux la lecture: parfois, la rencontre se fait, parfois elle ne se fait pas. Ça dépend souvent du moment.

athalie · 25 juin 2025 à 8 h 42 min

Je ne me suis pas encore lancée dans la lecture d’un titre de cet auteur, qui me fait un peu peur … Ce titre semble être à retenir, ce que je vais faire, donc …

    Cléanthe · 25 juin 2025 à 10 h 01 min

    L’écriture de Baldwin est très fluide, toute en touches precises et suggestives, c’est vraiment très agréable à lire.

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