William SHAKESPEARE: Beaucoup de bruit pour rien

Publié par Cléanthe le

Il règne à Messine une légèreté apparente: les soldats reviennent de campagne, les bals reprennent, les esprits s’échauffent. Claudio tombe amoureux d’Héro, le prince Don Pedro favorise l’union. Mais dans cette cour ensoleillée, les intrigues se nouent vite : Don John, le bâtard amer, décide de semer la discorde. Pendant ce temps, un autre duo brille de son mordant : Béatrice et Bénédict, tous deux résolus à ne pas aimer, s’égratignent à coups de reparties cinglantes, jusqu’à ce qu’un complot inverse — celui des amis — les pousse malgré eux dans les bras l’un de l’autre…

Pour cette nouvelle étape des Escapades en Europe, j’ai pris ce mois-ci la direction de la Sicile – une Sicile vue d’Angleterre, largement fantasmée, à contempler depuis la cour d’un pub londonien ou une galerie du Globe Theater. Mais je me suis dôté pour l’occasion d’un guide de conséquence: William Shakespeare!

Comédie des faux-semblants et des oreilles indiscrètes, Beaucoup de bruit pour rien repose tout entier sur le plaisir du malentendu. Les conversations sont des duels, l’amour est affaire de persuasion et de mise en scène. Toute la comédie repose ainsi sur un savant équilibre de personnages, répartis entre jeunes premiers et figures d’observation. Claudio et Héro incarnent l’amour immédiat, conventionnel et vulnérable. Béatrice et Bénédict représentent l’esprit et la résistance à l’amour, dans un affrontement verbal délicieux. Autour d’eux gravitent le prince Don Pedro, arbitre et orchestrateur, Don John, frère illégitime et moteur des intrigues malveillantes, et la savoureuse galerie de seconds rôles comiques, dont le constable Dogberry et ses maladresses langagières.

La mécanique dramatique est portée par une série de stratagèmes croisés : le piège tendu à Béatrice et Bénédict, où l’on feint de parler de leurs sentiments en leur présence, les incitant ainsi à tomber amoureux malgré eux ; la calomnie contre Héro, orchestrée par Don John pour ruiner le mariage et salir son honneur ; la feinte de la mort d’Héro, mise en scène pour provoquer la repentance de Claudio. Ces dispositifs créent une dynamique continue de renversements et de révélations, où la parole et le théâtre s’entremêlent. A tel point que j’ai eu de nombreuses fois l’impression de ne lire qu’un canevas, qui ne devait prendre toute sa force qu’à la scène.

Le lecteur ne peut manquer de percevoir cependant derrière ces jeux sociaux, l’influence de L’Art du courtisan de Baldassare Castiglione. Comme nombre de ses pièces, la comédie de Shakespeare est un palimpseste. Le dramaturge y puise l’idée du raffinement mondain, de l’aisance feinte, du sprezzatura : cet art de paraître naturel tout en maîtrisant l’artifice. Messine devient ainsi le lieu d’un ballet d’apparences, où savoir séduire, dissimuler et dialoguer est une forme suprême de compétence sociale.

Sous la comédie scintillante se glissent ainsi des questions plus sombres : la fragilité des réputations féminines, le pouvoir destructeur de la calomnie, la question du pardon et de l’épreuve. La pièce joue sans cesse sur des contrastes : l’amour sincère naît parfois du mensonge ; la mort feinte permet le retour à la vie ; le badinage amoureux masque la peur de l’engagement. Shakespeare y explore les ambiguïtés de la parole humaine, capable du meilleur comme du pire, au point de frôler parfois des développements tragiques, telle cette sortie terrifiante de Claudio contre sa fiancée Hero, au moment de leur mariage, réduite par la calomnie à endurer toutes les insultes, dans une passivité où se rejoignent, et s’eclairent peut-être l’une l’autre, condition tragique et condition féminine. Shakespeare n’est pas pour rien l’un des plus grands dramaturges de l’histoire!

« Béatrice: Ne serait-ce pas affligeant pour une femme d’être dominée par un viril tas de poussière? De rendre compte de sa vie à une erratique motte de glaise? Non, mon oncle, très peu pour moi: les fils d’Adam sont mes frères et, en vérité, je tiens pour péché de m’unir à mes proches. »

William Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien, II, 1, traduction: Jean-Pierre Richard, Gallimard, Comédies II, Bibliothèque de la Pléiade


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1 commentaire

tadloiducine · 15 juin 2025 à 9 h 38 min

Bravo pour le rappel (combien de rappels?) d’Esope: la langue est la meilleure et la pire des choses… et Socrate lui attribuait une « fable » selon laquelle on ne doit pas soumettre la vertu au jugement du populaire…!
(s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

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