Ivan TOURGUÉNIEV: Le Journal d’un homme de trop

Ivan TOURGUÉNIEV: Le Journal d’un homme de trop

“Le médecin vient de partir. Enfin j’ai réussi à en tirer quelque chose! Malgré ses finasseries, il n’a pu s’empêcher de se trahir, à la fin! Oui, je mourrai bientôt, très bientôt. Les rivières vont dégeler et moi je m’en irai…”. Au seuil de la mort, un homme se souvient. Mais à quoi bon écrire sur soi, quand on sait qu’on va mourir ? Au fil des jours qui lui restent à vivre, le narrateur cherche un sujet, sa plume marque un temps d’arrêt, pendant qu’à l’extérieur le temps lui même hésite entre le début du printemps et le retour à l’hiver. Jusqu’à ce souvenir. Six mois passés il y a quelques années dans un chef-lieu de province. Une petite ville bâtie à flanc de coteau, sans grâce et miserable. Mais au milieu de cette situation malheureuse, une jeune fille, Lise, la fille d’un des principaux fonctionnaires du district. Le temps du premier amour…

Cette longue nouvelle lue d’une traite un soir de la semaine dernière s’ajoute à ma découverte toujours aussi passionnée de cet écrivain russe un peu négligé aujourd’hui, je le regrette. Tourguéniev est un écrivain qu’on ne lit plus beaucoup. C’est dommage. La célébration de son bicentenaire, en 2018, n’a guère suffi pour redonner un peu d’actualité à cet auteur. Il faut dire que les manifestations ont été peu nombreuses. Il y a heureusement Bougival, près de Paris, où tout amateur de Tourguéniev devrait se rendre, et la datcha (aujourd’hui musée) surplombant la Seine où l’écrivain a vécu ses dernières années. Un pèlerinage! Il y a aussi Baden-Baden, en Allemagne, qui organise ces temps-ci une exposition sur laquelle je glisserai sans doute quelques mots la semaine prochaine.

On résume parfois Tourguéniev à un auteur charmant, limpide (trop?), ciselant des textes jamais très longs et à la trame sentimentale douce-amère. Et c’est ce que j’aime aussi chez cet auteur. Mais enfin, rien chez lui de l’ampleur d’un Tolstoi, des complications d’un Dostoïevski! Ce Journal d’un homme de trop est le bon exemple pour montrer que les choses sont en fait un peu plus complexes. Le héros du Journal, un homme au seuil de la mort, confiant sa vie de bon à rien, pourrait être justement un personnage de Gontcharov ou de Dostoievski:

“De trop, de trop… C’est une excellente formule que j’ai trouvée là. Plus profondément je rentre en moi-même, plus attentivement j’examine toute ma vie passée, et plus je me convaincs de la rigoureuse vérité de cette expression. De trop : c’est bien cela. Cette formule ne s’applique pas aux autres hommes… Les hommes il y en a de mauvais, de bons, d’intelligents, de bêtes, d’agréables, de déplaisants; mais de trop… non. Enfin comprenez-moi bien : l’univers pourrait fort bien se passer d’eux… bien
entendu; mais l’inutilité n’est pas leur qualité principale, leur signe distinctif, et lorsque vous parlez d’eux, les mots
« de trop » ne sont pas les premiers qui vous viennent aux lèvres. Tandis que moi… de moi, il n’y a pas moyen
de dire autre chose : homme de trop, c’est tout. Surnuméraire, et tout est dit.”

Je ne veux pas trop en dévoiler, et vous laisse deviner comment l’histoire d’amour entre le narrateur et Elisabeth finit par tourner. Mais le titre en dit déjà bien assez. Deux rivaux: un jeune aristocrate bellâtre venu de Pétersbourg, un autre jeune homme, discret, mais habile. Un duel qui tourne mal, pour qui recherche du moins les grandes aventures héroïques. Et puis un narrateur à la fois sensible et inutile. Avec l’homme de trop, Tourguéniev créé un de ces types dont le roman russe a le secret, spectateur malgré lui des émotions d’autrui, notamment de l’amour qui saisit la jeune fille dont il est amoureux, condamné à vivre en spectateur de la passion des autres:

“Perdu dans la foule, inaperçu même des demoiselles de quarante-huit ans agrémentées de boutons rouges sur le front et de fleurs pâles sur la tempe, je regardais…”

Un chef d’oeuvre (un de plus…) d’amertume et de délicatesse!

4 réflexions sur « Ivan TOURGUÉNIEV: Le Journal d’un homme de trop »

    1. J’ai souvent l’impression moi aussi d’avoir quitté un auteur hier, et puis je réalise que ça fait plusieurs années déjà… J’espère que tu as gardé un bon souvenir de ce livre-ci en tout cas.

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