Dominique MAZUET: Correspondance avec la classe dirigeante sur la destruction du livre et de ses métiers

Dominique MAZUET: Correspondance avec la classe dirigeante sur la destruction du livre et de ses métiers

mazuetCe livre m’a été offert par une amie libraire, en guise de clin d’œil, puisque je suis depuis plusieurs années un fervent amateur des livres numériques. Pierre de plus dans un débat, souvent mal posé me semble-t-il (et ce titre on va le voir n’échappe pas au grief), il intéressera cependant tous ceux qui suivent avec attention les évolutions récentes du livre et de la dématérialisation des contenus.

 

L’auteur est libraire, à Paris. Il tient une librairie que je n’ai pas la chance de connaître, mais qui contribue, j’en suis sûr, au travail de défense du livre, un de ces lieux particuliers, qui ne sont pas seulement des commerces – oui, une librairie. Pourtant, je ne suis pas sûr de comprendre son combat. Dans deux lettres, au président du Centre National du Livre et à la Ministre de la Culture, puis dans un essai ambitieusement nommé contre la dématérialisation du monde, Dominique Mazuet se présente comme le défenseur du livre, de la librairie indépendante et – peut-être parce qu’on n’écoute en ce bas monde que les gens ambitieux – des auteurs, des lecteurs et des livres eux-mêmes. L’argument est simple : selon lui, point de salut du côté du livre numérique. Les vrais livres sont de papier. Ce sont ceux qu’on trouve sur les rayonnages des librairies ou des bibliothèques, les instruments de vrais rencontres avec des auteurs, des libraires ou des bibliothécaires, les produits du travail des hommes, c’est-à-dire de la production matérielle, bref des objets matériels, qu’on peut tenir en main, qui demandent de la place pour qu’on les range, qui pèsent leur poids (j’en crois son expérience de libraire… et celle des déménagements de ma bibliothèque). Des arguments qui, ma foi, ont leur valeur tant qu’ils restent ceux d’une perception esthétique du livre : j’aime le toucher et l’odeur du papier, le glacé de certaines couvertures, la matérialité de l’encre ; j’entretiens avec les livres un rapport physique qui s’est nourri au cours d’une longue expérience. Bref, tout ceci est vrai – d’une vérité sentimentale, celle de la passion et de l’amour des livres.

 

Mais enfin, il n’est pas moins vrai qu’il existe aujourd’hui des livres numériques. Vouloir dénoncer l’horreur économiquedu système sensé soutenir la diffusion de contenus numérisés ne fera rien à l’affaire. D’ailleurs, ceci me confirme dans l’idée que le combat de l’auteur est perdu d’avance. « Sache courageux lecteur parvenu jusqu’au terme de ma pesante, mais sincère diatribe contre l’imposture numérique, que je n’ai pas voulu ici seulement la dénoncer mais t’inciter à « farouchement »la combattre », écrit-il au terme de son essai. Plaisant combat qui prétend s’opposer au développement du livre numérique en sollicitant la levée de clients rebaptisés résistants et transforme le moment délicieux de la fréquentation des livres, libéré des pressions et des logiques quotidiennes, en acte politique et militant ! S’il faut fréquenter les librairies pour combattre le développement du livre numérique, serait-ce que les livres qu’on y vend ne sont pas par eux-mêmes intéressants ?

 

Et pourquoi diable combattre aussi farouchement le développement du livre numérique ? Partisan de la pensée marxiste, l’auteur de ce pamphlet se plaît à opposer les fondements matériels de l’économie à la diffusion du numérique (confondant peut-être un peu naïvement le moment historique de la pensée de Marx – celui de la révolution industrielle – avec la visée de sa pensée économique – qui ne condamne pas a priori les formes modernes de la production, pour la simple raison qu’il ne les a pas connues). Pourtant la numérisation des contenus (abusivement nommée dématérialisation, car il n’est pas vrai que les contenus numériques ne soient nulle part, ni qu’ils ne soient rien, ou même virtuels) s’inscrit dans un mouvement profond de bouleversement de notre rapport au temps et à l’espace, que même le plus habile des pamphlets ne réussira pas à abolir.

 

Il n’est pas mauvais parfois d’opposer l’expérience à un goût trop prononcé pour la théorie (surtout lorsque celle-ci est dogmatique). L’idéal de Dominique Mazuet d’une librairie, lieu de partage et de rencontre physique des livres, est aussi le mien. Mais il se heurte aux limites de mon 70m2 et de mes 15m2 de grenier. N’appartenant pas à cette espèce de coucou pour lesquels il n’y a de plaisir de la lecture que vissé dans son fauteuil, à l’abri de sa maison ou de son appartement, mais plutôt à celle des pigeons voyageurs, qui ont aussi besoin de transporter avec eux toute une bibliothèque, j’ai fait depuis des année l’expérience en ces affaires de la limite de volume de ma valise (et des contraintes de poids des transports aériens). J’ai expérimenté la dure difficulté de se procurer, au cours d’un été allemand, le premier volume de La Recherche du temps perdu sur lequel je devais travailler, mais que j’avais oublié chez moi, dans une autre langue que l’allemand, quête heureusement couronnée de succès après quelques longs jours grâce à la francophilie d’un libraire inspiré de la jolie ville de Ulm, sur le Danube. Le livre numérique – qui s’ajoute et non se substitue au livre papier – a apporté une solution à ces problèmes – comme en son temps l’invention de Gutenberg avait su trouver une solution à celui de la diffusion des livres (est-il par ailleurs inutile de rappeler que ce sont moins ces raisons vertueuses, que celle de résoudre de façon moins coûteuse la question de la reproduction des livres qui est à l’origine de l’imprimerie ?- « l’horreur économique » encore, mais qui parfois a du bon!). Ne pas vouloir voir cela est selon moi la première limite de ce pamphlet contre la dématérialisation.

 

La seconde est que, me semble-t-il, le combat poursuivi ici est en outre contre productif – ou que plutôt on se trompe de combat. Il n’y a pas les vrais livres d’un côté et les livres virtuels de l’autre. Mais deux conceptions du livre – numérique aussi bien que papier. Car le véritable enjeu aujourd’hui du livre numérique se joue du côté des supports informatiques et des formats : empêcher la concentration du marché, c’est-à-dire favoriser l’existence de formats (ebooks) et d’appareils (liseuses) concurrents, soutenir les solutions d’inter-opérabilité, empêcher que les lecteurs de livres numériques ne soient captifs d’un seul diffuseur par le biais des formats propriétaires sont les combats d’aujourd’hui. Refuser en bloc le livre numérique, c’est capituler devant ceux qui demain seront les maîtres d’un marché où ils n’ont pas intérêt à la pluralité et donc précipiter objectivement la fin de la librairie.

2 réflexions sur « Dominique MAZUET: Correspondance avec la classe dirigeante sur la destruction du livre et de ses métiers »

  1. Tu mènes une réflexion très intéressante à partir de cet essai sur le livre numérique. Je n’y avais jamais vraiment réfléchi me contentant d’utiliser le livre numérique pour les raisons que tu
    donnes (pendant mes voyages) et aussi pour la gratuité d’accès aux livres classiques et conservant le livre papier, le seul que j’aime vraiment pour ma lecture habituelle.. Il est vrai pourtant
    qu’un libraire, à l’heure actuelle, doit se sentir bien menacé comme chaque fois qu’il y a une grande mutation d’où la réaction peut-être un peu trop exacerbée de l’auteur du pamphlet.

  2. @Claudialucia: le problème, c’est qu’en passant systématiquement à côté des bonnes questions, l’auteur s’enferme dans une vision de la librairie un peu étonnante, qui caricature,
    j’en suis sûr, la vision que lui-même a des livres.

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