André CHASTEL: L’illustre incomprise

André CHASTEL: L’illustre incomprise

Avez-vous déjà essayé de vous rendre au Louvre pour y admirer La Joconde? Vous savez alors ce qu’il faut jouer pour gagner peut-être une minute ou deux de face à face avec la célèbre dame de Léonard, une rencontre du reste parfois décevante, que vous ne vous expliquez pas, vu que vous avez tant aimé par ailleurs tout ce que Léonard a peint. Si c’est votre portrait que je fais, ce livre est pour vous! Il pourrait s’intituler Mona Lisa, ou la généalogie d’un mythe. Car c’est bien d’un mythe qu’il s’agit: La Joconde, qu’en raison de son succès nous ne regardons plus. Entendez: que nous ne savons plus regarder. Ou dont le succès justement, comme nous l’explique André Chastel, est fondé sur un malentendu.

 

Pour retrouver l’œuvre, André Chastel décide de remonter en deçà de ce mythe, au moment où Mona Lisa n’est pas encore l’objet de consommation culturelle, de divagation, d’admiration bébête ou bien de dérision espiègle que nous connaissons, et d’en suivre l’élaboration. La lecture de ce livre est un pur moment de plaisir, puisqu’il donne à la fois à s’amuser avec une icône, un mythe, et qu’en même temps on y reçoit la leçon magistrale d’un des plus grands historiens de l’art. Sûr de sa méthode, André Chastel se plait à faire jouer l’histoire contre le fantasme. Et on prend plaisir avec lui à ce récit qui rend intelligent, ce démontage généalogique de la constitution d’un mythe:

 

Au départ, c’est-à-dire en un temps presque contemporain à l’élaboration du tableau, il y a le prestige, dont jouit d’abord l’œuvre de Léonard auprès des peintres, des graveurs, ceux par qui à l’époque se fait la diffusion des œuvres: c’est la maîtrise technique dont Léonard fait preuve, ainsi que la difficulté d’en produire des copies satisfaisantes qui a d’abord étonné. Pas de gravure antérieure au XIXème siècle; des copies peintes, mais forcées, maladroites. Ainsi La Joconde a acquis la réputation d’un tableau unique, ce qui a pu servir de terreau jusqu’à une véritable idolâtrie.

 

C’est au Romantisme qu’il revient d’orchestrer cette vénération de l’œuvre. Beckford, Griffith, Swinburne contribuent à créer le mythe d’un Léonard peintre de figures énigmatiques. Walter Pater l’articule au mythe de la femme fatale, fait du tableau une fiction poétique, une fable symbolique, onirique. Ce n’est plus de la peinture, c’est de la littérature!

 

Le XXème siècle marque le passage du mythe littéraire au mythe populaire. Avec lui s’ouvre l’ère du kitsch: Mona Lisa devient un objet de consommation, reproduit en série, donnant matière à cartes postales ou à caricatures. Un objet de subversion aussi (Picabia, Duchamp, Léger, …). Pourquoi cette mutation? Comment le tableau de Léonard, jusque là objet d’admiration pour les artistes ou de vénération dans le goût romantique, a-t-il franchi le pas de la culture de masse? La faute en est à un fait divers! Le vol du tableau en 1911 puis sa réapparition, à Florence, deux ans plus tard, ont fait entrer Mona Lisa en première page des journaux. A partir de cette date, son destin se confond avec celui de toutes les vedettes: utilisation publicitaire, protection rapprochée, romans populaires la mettant en scène, tout cela la star l’a connu, à l’instar des stars vivantes, ces figures fabriquées par les media, pour un autre règne qu’artistique ou culturel, et promis à la consommation de masse.

 

Évidemment, les excès de cette «culture» de masse appellent une réaction, qui ne tarde pas à se manifester. C’est l’ère du soupçon! Dès les années 1910, Bernard Berenson et Roberto Longhi, c’est-à-dire deux des plus grands historiens de l’art de l’époque, expriment leurs réserves quant au génie de Léonard. Par la suite, les interrogations vont porter sur la légende de Mona Lisa, ou l’identité du personnage: un travesti? Un autoportrait? L’histoire de l’art universitaire n’est pas moins inventive sur ce point que tous les feuilletons qui ont nourri la culture populaire!

 

Sans doute faut-il faire le deuil du mythe de La Joconde. Mais il y a d’autres façons que celles décrites à l’instant. C’est ce dont s’efforce de nous convaincre André Chastel, dans sa conclusion, qui permet, en-deçà du mythe, de retrouver l’œuvre. Mona Lisa, c’est d’abord ce tableau peint, autour de 1508, à un moment où le sourire devient une particularité vincienne – un sourire d’un type nouveau, qui n’est plus le sourire du Quattrocento florentin, par lequel s’exprimait la transparence de l’âme, mais un sourire d’attente, d’opacité, procédant d’une froideur calculée. Ce tableau est un point d’aboutissement des travaux accomplis par Léonard sur les mouvements expressifs, gli accidenti dell’uomo.

 

On savait bien, avant de lire Chastel, que l’histoire d’une œuvre, en art, est l’histoire des regards portés sur elle. Mais peut-être parce que la peinture, qui est affaire de regards, donne l’illusion au spectateur d’avoir les yeux directement plongés sur elle, on avait oublié que l’interprétation des œuvres dont nous héritons spontanément de notre histoire, de notre culture, peut conduire jusqu’à nous retirer la possibilité d’admirer les œuvres justement qu’elles exhibent devant nous dans le même temps comme des objets dignes d’admiration. Quand je regarde La Joconde, qu’est-ce que je vois? Le tableau de Léonard, dont Chastel m’apprend à retrouver ce qu’il exprime de recherches raffinées, ou une construction fantasmatique dont je n’ai pas les moyens même de reconnaître l’histoire? Et si ce tableau me déçoit, est-ce parce qu’il est décevant, vraiment, ou parce que les contresens dont j’hérite ne me laissent plus la possibilité d’être ému par lui? Pour cela, il faudrait procéder à une réforme radicale du regard. Réforme à quoi l’historien de l’art travaille dans le livre de Chastel, même si on ne doit pas oublier la conclusion amère sur quoi finit le livre: le mythe de la Joconde est l’expression d’un écart qui va croissant entre la consommation «culturelle» et la réflexion critique. «Et nous ne sommes pas près d’en voir la fin.»

 

Un livre à lire absolument.

 

 

4 réflexions sur « André CHASTEL: L’illustre incomprise »

  1. Voilà un livre qui me tente. Chastel est effectivement une valeur sûre ! Et cette chère Mona Lisa que nous sommes les seuls à appeler Joconde demeure pour moi un tableau énigmatique. Comment est-elle devenu ce symbole ? Il y a ce vol. Il y a les déplacements de Malraux qui ont également participé à la diffusion de son image. Et puis, tous les jeux entre artistes… Si je le croise, je le prends !

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