Novembre 25 – Escapades européennes: Suisse alémanique
En novembre, nos Escapades ont balayé un territoire littéraire moins fréquenté, et peut-être moins connu que celui du mois précédent, mais d’une étonnante richesse: la Suisse alémanique. Au-delà de l’image des chalets enneigés et des paysages immobiles, elle offre une littérature mouvante, pleine de paradoxes, qui aime questionner autant ses propres récits que l’époque. Ce mois-ci, cette diversité s’est déployée à travers un ensemble de lectures contrastées, allant du théâtre satirique au roman d’aventure ironique, des écritures contemporaines inquiètes aux figures intemporelles de l’enfance helvétique.
L’étape fut aussi marquée par une lecture commune menée par Ingannmic et Sacha, autour de Terres de feu de Michael Hugentobler.

Friedrich Dürrenmatt à l’honneur
Nous avons été trois ce mois-ci à mettre l’oeuvre de Friedrich Dürrenmatt à l’honneur. Touche-à-tout génial et ironique, dessinateur, peintre, dramaturge, romancier, Dürrenmatt est un des classiques de la littérature suisse de langue allemande au 20e siècle.
J’ai ouvert le bal avec un texte de Dürrenmatt que j’attendais depuis longtemps de lire: La Promesse se présente d’abord comme un roman policier classique, mais n’en garde que la surface. Très vite, l’investigation se retourne contre elle-même, et le récit devient une réflexion mélancolique sur l’échec, le hasard et l’impossibilité de maîtriser le réel. Dürrenmatt bâtit un suspense tout en détricotant méthodiquement les illusions qu’il entretient. Il en reste une impression durable: celle d’un monde opaque où la résolution rassurante n’arrive pas toujours, même lorsque l’enquête est menée jusqu’à l’obsession.
Claudialucia a choisi Les physiciens, qui illustre la partie dramaturgique de l’oeuvre de l’écrivain. Dans Les physiciens, l’asile psychiatrique devient une scène de théâtre où chacun joue un rôle qui se retourne contre lui. Sous l’ironie affleure une inquiétude persistante: que devient la responsabilité individuelle lorsque le savoir échappe au contrôle de ceux qui le détiennent ? Claudialucia souligne la modernité du texte, sa drôlerie et la virtuosité avec laquelle Dürrenmatt mêle humour, jeu de masques et interrogation politique, même si elle n’a pas été complètement séduite par la version imprimée de cette pièce qu’elle aurait préféré voir jouée.
Avec La panne, Tullia, absente depuis quelques semaines de la blogosphère, qui nous fait le plaisir de nous retrouver avec cette étape suisse, a pris plaisir à l’art des dispositifs narratifs d’une précision redoutable. Elle décrit très finement le glissement d’un dîner anodin vers un huis clos moral où la frontière entre jeu et jugement se brouille progressivement. Tullia met en lumière l’équilibre subtil entre comédie légère et malaise diffus, qui fait tout le sel de cette pièce brève mais percutante.
Lecture commune : Terres de feu, de Michael Hugentobler
Dans Terres de feu, Michael Hugentobler suit le destin d’un homme entraîné jusqu’aux rivages de Patagonie, au fil de la rédaction d’un étonnant dictionnaire yamana-anglais. Le roman explore la circulation des langues, des récits et des objets à une époque marquée par les ambitions coloniales et la montée des nationalismes.
Ingannmic ouvre la LC en revenant sur la trajectoire picaresque du “faux explorateur” imaginé par Hugentobler. Elle souligne l’inventivité du roman, inspiré d’un personnage réel devenu héros malgré lui, et met en lumière la finesse avec laquelle l’auteur interroge les mythes européens de la découverte.
Sa chronique insiste sur la vivacité du récit, son humour et sa manière de revisiter les codes de l’aventure en questionnant la fabrication des légendes littéraires.
Sacha complète cette lecture en insistant sur le plaisir romanesque du texte: rythme vif, péripéties rocambolesques, dépaysement constant. Elle relève également la dimension satirique du roman, qui renvoie à l’Europe ses propres illusions coloniales. Son billet met en avant l’énergie du récit et la malice de Hugentobler, formant un beau diptyque avec celui d’Ingannmic.
Sarah Elena Müller: une Suisse contemporaine en clair-obscur
La chronique de Pativore nous emmène vers une Suisse contemporaine plus sombre. L’enfant hors-champ de Sarah Elena Müller explore les zones invisibles d’une société policée: violences minuscules, regards détournés, tensions enfouies. Elle souligne l’écriture fragmentée de Müller, laissant filtrer un malaise diffus et révélant les angles morts qui traversent certains destins.
Robert Walser, maître des détails infimes
Avec Retour dans la neige de Robert Walser, un livre que j’aime tout particulièrement et que j’ai été enchanté de voir ici mettre à l’honneur, Patrice nous offre une respiration différente: une littérature de l’infime, de la marche et du silence. Dans ce recueil de textes courts, l’auteur transforme chaque détail ordinaire en motif poétique. Patrice met en valeur cette douceur mélancolique typique de Walser, cette manière qu’il a d’habiter le monde avec légèreté et attention.
Heidi, les suites d’un mythe alpin
Fidèle aux petits pas de côté auxquels il nous a habitués, Tadloiducine revisite le mythe d’Heidi, personnage créé par Johanna Spyri, autrice de Suisse alémanique, mais à travers Heidi jeune fille et Heidi et ses enfants, les suites écrites par Charles Tritten, un auteur né à… Lausanne! Il décrit la continuité fidèle mais modernisée de ces romans, où l’héroïne grandit sans perdre sa lumière. Son billet montre cependant combien cette figure demeure vivace dans l’imaginaire collectif, et comment ces textes prolongent l’univers pastoral de Spyri tout en l’adaptant à une époque différente.
Ce mois suisse nous aura offert une traversée particulièrement riche: satire mordante, aventures décalées, neige contemplative, modernité sombre ou nostalgies alpines… un ensemble de voix contrastées qui, réunies, composent une image diverse et parfois inattendue de la littérature helvétique.
J’ai beaucoup aimé cette étape, peut-être parce qu’elle rassemble quelques écritures que je connaissais bien (et que j’apprécie tout particulièrement) et d’autres que je commence à découvrir à travers vos billets. Un grand merci à Claudialucia, Ingannmic, Tullia, Pativore, Patrice, Sacha et Tadloiducine!
En décembre : cap sur les contes et les contes de fées! Pour la dernière étape de l’année, nous quittons les paysages helvétiques pour entrer dans un territoire aussi ancien que familier: celui des contes et des contes de fées. Ce mois de décembre sera l’occasion d’explorer la richesse d’un genre qui traverse toute l’Europe. Qu’ils soient lumineux ou cruels, enchanteurs ou inquiétants, ces récits disent quelque chose de très profond sur nos peurs, nos désirs, nos imaginaires communs. Un mois qui invite donc, alors que les jours raccourcissent, à ouvrir à nouveau les portes des forêts enchantées, à croiser sorcières, renards rusés, ogres taciturnes, princesses récalcitrantes et voyageurs égarés. Et surtout, un mois qui laissera place à la diversité des approches: du conte classique au conte détourné, du merveilleux traditionnel aux écritures contemporaines.
J’ai hâte de découvrir quelles histoires viendront illuminer cette dernière escale de 2025.

0 commentaire