Sybille BEDFORD: Un Héritage

Sybille BEDFORD: Un Héritage

Bedford, HeritageAvant d’épouser Caroline, une anglaise, le père de Francesca von Felden, la narratrice de cette histoire, a été marié à Mélanie Merz. Un mariage improbable, entre les rejetons de deux lignées que tout sépare. Mais les Merz et les von Felden sont deux familles allemandes que la création du Reich allemand, autour de la Prusse, a réunies dans un même pays au lendemain de 1870. Les Merz, issus de la grande bourgeoisie juive, occupent à Berlin une immense maison de ville dans le style wilhelminien; les von Felden, aristocrates catholiques du Duché de Bade, conservateurs et terriens, vivent du revenu de leurs propriétés dans un Sud agricole et paisible. Dans le grand chambardement du nouvel ensemble politique qui se crée, le mariage de Julius von Felden et de Mélanie Merz va précipiter la rencontre de ces deux familles. Une histoire fascinante commence…

 

Pour une large part autobiographique, le roman de Sybille Bedford, une romancière et journaliste anglaise d’origine allemande, est un récit haut en couleur de l’Allemagne au lendemain de la première unification du pays, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, une description tourbillonnante, bien qu’assez classique dans sa forme: l’histoire de trois familles, celle des Merz, celle des von Felden et celle de Caroline. Rien de mieux cependant que le roman familial pour dresser le portrait tumultueux d’une époque, surtout lorsque les membres de cette famille sont aussi typiques que ceux-ci, et suggérer le poids des événements historiques sur le destin individuel des personnages. Arthur Merz, le patriarche, aurait pu mener auprès de sa femme, Henrietta, et de ses enfants, une vie digne d’un homme de la grande bourgeoisie financière et industrielle. Liés par des liens familiaux à quelques unes de ces familles cosmopolites et cultivés qui ont contribué à soutenir les arts en Allemagne, c’est un genre de vie plus modeste que les Merz lui préfèrent. Une vie relativement modeste, si ce n’est un voyage dans une ville d’eaux pendant l’été, une existence centrée sur la famille, dans le cadre somptueux de la grande demeure qu’ils occupent dans les quartiers ouest de Berlin. Leur fils Eduard, un mondain et un joueur ruiné, vit aux crochets de sa femme, Sarah, une esthète fortunée passionnée par la peinture impressionniste. C’est elle qui, un jour, sur la Côte d’Azur, organise la rencontre de Mélanie et de Julius, un original raffiné, amateur de bonne cuisine et amoureux des beaux objets, qui voyage à travers l’Europe en compagnie de ses chimpanzés, pour fuir une Allemagne dans laquelle il ne trouve pas sa place.

 

L’histoire de Julius et de sa famille ouvre un autre récit dans le roman de Sybille Bedford: celui de ces aristocrates terriens du sud de l’Allemagne, devenus malgré eux sujets d’une Etat dominé par la Prusse dont ils ne partagent ni la religion, ni le goût tatillon pour l’administration. Provinciaux, les von Felden sont les héritiers de ces familles aristocratiques du XVIIIème siècle qui ont vécu dans leur Province au contact de multiples influences européennes: catholiques, donc tournés vers Rome, ils sont allemands de culture, mais parlent français entre eux. Leur pays a longtemps été leur région, c’est-à-dire cette aire culturelle alémanique aux frontières diffuses située entre le Bade, l’Alsace et le Nord-Ouest de la Suisse. Un après l’autre, les fils von Felden vont faire l’expérience douloureuse du nouvel ordre prussien: Gustavus doit faire le deuil de son honneur et trahir l’un de ses frères pour pouvoir épouser Clara, la fille du comte Bernin, un diplomate éminent, chef du parti catholique, et père d’un futur ministre des affaires étrangères du Reich, pressenti un temps au poste de chancelier; Johannes, brutalisé à l’école des cadets, qui vit une sorte de réplique prussienne des brimades racontées par Musil dans son roman célèbre, Les désarrois de l’élève Törless, s’enfuit de l’école militaire puis sombre dans la folie; son jeune frère meurt en essayant de le libérer des hommes venus pour le ramener chez les cadets; enfin, Julius, le père de la narratrice, se réfugie dans un mode de vie excentrique et raffiné, loin de l’Allemagne.

 

A travers les personnages de Julius, de Sarah, son amie, de Caroline, la belle anglaise raffinée, c’est aussi le portrait d’une Europe cosmopolite que nous donne Sybille Bedford, l’image d’un monde révolu, qui émerge du fond obscur de la mémoire et des confidences des personnages. Le point de vue de la narratrice – une anglaise née en Allemagne, dont on sait dès les premières pages qu’elle est partie définitivement pour l’Angleterre à l’âge de neuf ans – fait tout le charme de ce roman. Ce point de vue anglais sur une Allemagne révolue pourtant vécue de l’intérieur est parmi ce que j’ai lu de mieux sur ce pays et sur cette époque de l’Histoire.

 

 

Publié dans le cadre du Mois anglais organisé par Lou et Titine


Mois anglais

9 réflexions sur « Sybille BEDFORD: Un Héritage »

  1. @ Titine: pour le coup, c’est moi qui ne connaissait pas Zilahy. J’ai donc foncé sur Babelio. Et ces Dukay m’ont l’air, ma foi, bien sympathique. Je note cette trilogie sur ma
    LAL.

  2. Ton article me titille les neurones ! Je ne connaissais pas ce roman mais le thème et l’époque m’intéressent grandement. cela me fait penser à la trilogie de Zilahy sur la famille Dukai.

  3. Je n’ai jamais très attirée par l’Histoire allemande (question de culture et puis c’est plus naturel de s’y intéressé quand on parle l’allemand, ce qui n’est pas mon cas) mais ce point de vue
    extérieur anglais a l’air de lui donner une couleur particulière. Ton billet me tente en tout cas !

  4. @Alexandra: je souhaite que ce roman te plaise, et que tu y découvres un pays moins étranger et différent qu’on ne le croit parfois. Et ce roman anglais est une bonne entrée, me
    semble-t-il, pour des lecteurs anglophiles, dans une culture tout aussi attachante, et par bien des côtés comparable à la culture anglaise.

  5. Je l’ai repéré en librairie mais le fait que le roman se passe en Allemagne m’a fait hésiter, j’avais plutôt envie de romans purement anglais ces derniers temps. Malgré tout ton point de vue a
    aiguisé ma curiosité !

  6. @Lou: je pense que ce roman devrait te plaire, surtout qu’on y découvre une Allemagne dont les modes de vie, les perceptions, la culture ne sont finalement pas si éloignés de
    ceux de l’Angleterre que tu aimes tant.

  7. @Denis: la période est passionante et cet épisode de l’Histoire allemande finalement assez peu connu chez nous, éclipsé sans doute par le souvenir de périodes plus sombres.

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